Une partie de puzzle touche à son terme. Rendue publique en 2010, une version quasi intégrale — deux heures trente — du classique de la science-fiction Metropolis s’offre à présent à nos yeux, séparée seulement par une poignée de minutes de l’œuvre originale achevée par Fritz Lang en 1927. Évidemment, c’est une aubaine pour les cinéphiles, pour les registres, pour la reconstitution du corpus du « septième art ». Sacrifions donc brièvement à la mention obligée du symbole qu’est cette œuvre pour l’histoire du cinéma. Pas seulement pour être le film d’anticipation qui mérite le mieux son titre, tant sa vision d’une société urbanisée a contaminé toutes les suivantes, dans nombre de disciplines pas seulement artistiques. Mais aussi par son histoire tourmentée (rares sont les films qui ont une histoire aussi longue), qui en fait un exemple toujours vivant des temps primitifs et parfois nébuleux du cinéma, de la multitude d’œuvres perdues ou mutilées dans les vicissitudes subies par la pellicule, l’égarement entre des mains inconnues ou simplement l’oubli, dont on cherche les traces en priant pour un heureux hasard. Et Dieu sait qu’on aura cherché longtemps les traces de Metropolis, du moins les morceaux dispersés par les mutilations des distributeurs et les aléas des copies, puis par les étapes de reconstitution-recréation plus ou moins inspirées (rappelons-nous la version supervisée et mise en musique par Giorgio Moroder en 1984 !).
Mais c’est aussi une aubaine au sens où Metropolis, œuvre désormais visible dans son ensemble ou peu s’en faut, peut enfin commencer à vivre parmi ses pairs du cinéma d’hier et d’aujourd’hui, hors du musée où on serait tenté de le laisser cloîtré. Autrement dit : à être considéré un peu moins comme une relique qu’on ne pourrait citer qu’avec déférence et le voile du respect des aînés devant les yeux, un peu plus comme une œuvre d’art en elle-même, l’expression d’une vision du monde s’offrant à la réflexion, à la critique et au débat, avec ses certitudes, ses doutes et ses contradictions.
L’image plutôt que l’idéologie
Fritz Lang lui-même ne s’est jamais beaucoup battu pour la restauration de son enfant mutilé. En fait, il n’était pas le dernier à prendre du recul vis-à-vis de celui-ci, déclarant franchement (à William Friedkin dans l’interview qu’il lui accorda en 1975) : « Quand je le faisais, je l’aimais. Après, je l’ai détesté. » On peut comprendre cette forme de reniement de la part du cinéaste. L’intrigue de Metropolis, baignant dans un syncrétisme politique et religieux grandiloquent et fourre-tout, juxtaposant lutte des classes et Apocalypse, où la relation entre travailleurs et nantis passe du maître-esclave à l’affrontement violent sous le signe du péché de la luxure, avant l’improbable réconciliation par l’entremise d’un médiateur providentiel, détonne a posteriori dans la filmographie du Lang qu’on aime célébrer, le maître de l’aventure et du suspense, l’observateur implacable des pulsions criminelles inhérentes à l’individu et à la société. Et cependant, on peut aussi comprendre comment le Lang des années 1920 a pu se laisser aller à travailler sur un scénario aussi idéologiquement discutable. Comptant parmi les premiers réalisateurs à vanter la primauté de leur travail, démiurge tout-puissant soutenu par l’ambitieux producteur Erich Pommer, mais surtout animé — comme il devait le rester — par une envie impérieuse de création d’images de cinéma, il est facile d’imaginer l’Autrichien se prenant de passion pour la construction de cet univers imaginaire extrapolé du réel, pour la recherche d’émotions cinématographiques, assez impliqué et grisé dans ce processus pour s’accommoder de la pesanteur du récit écrit par son épouse Thea von Harbou. Quitte à en ressentir plus tard une gêne en regardant par-dessus son épaule, alors que le discours simpliste énoncé par le texte du film aura rencontré un sinistre écho dans les sophismes de l’idéologie nazie (d’ailleurs embrassée par Von Harbou).
Pourtant, dans l’ensemble, c’est bien à la foi de Lang dans l’image que Metropolis donne raison, plus qu’aux intentions de discours de l’intrigue. Les appels à la réconciliation des classes restent encadrés dans les intertitres (« Entre le cerveau et les mains, le médiateur doit être le cœur !» — sic) et dans une image de poignée de main forcée d’un happy-end trop arbitraire pour être honnête. Du coup, ils ne pèsent pas très lourd face à la faim de cinéma d’un réalisateur visiblement pas intéressé par la propagande, déployant plusieurs niveaux de décors où il peut mettre le type de récit d’exploration, d’aventure et de suspense qu’il a toujours prisé (tractations entre ennemis pour le pire, manipulations diaboliques, substitution d’identité, scènes de catastrophe, et même un espion et des filatures à déjouer dans les dernières scènes retrouvées pour la nouvelle version), tout en expérimentant avec la caméra (comme un surprenant effet de balançoire au moment où des personnages tanguent). Même l’imagerie à tendance moralisatrice (une vision mystique du héros voyant la Machine-Cœur de la ville en Moloch, les nantis succombant en masse à la luxure…) illustrent moins un prêche péremptoire qu’elles n’augmentent une série de visions fantasmagoriques appartenant tantôt à la métaphore fantastique, tantôt à l’aperçu distordu d’une humanité tourmentée.
Les bûchers du futur
Car si impliqué qu’il soit dans la création démiurgique d’un nouveau monde et de nouvelles images, Fritz Lang ne peut s’empêcher de faire ce qu’il a toujours fait et ne cessera jamais de faire : laisser glisser un regard sur l’humain, qu’il soit individu ou en groupe, un regard empreint d’une inexorable lucidité. Un décor, il le sait, ne fait pas un film. En l’occurrence, Metropolis traite bien moins de la ville que de la multitude humaine qui la fait vivre. Et le portrait qu’il en offre, en dépit de l’apaisement final obligé par la censure, n’est guère reluisant : quelle que soit la condition sociale, on a affaire à une masse asservie, aisément manipulable et alors capable du pire. Avec une femme artificielle pour catalyseur, les exploiteurs succombent à leurs pulsions sexuelles, tandis que les exploités ne se libèrent de l’oppression sociale que pour laisser éclater leur frustration et leur haine en un raz-de-marée dévastateur. Il n’y a alors plus de promesse de paix et de progrès qui tienne (Rotwang, le savant fou vivant et opérant dans sa bicoque médiévale, a sûrement trop bien compris cela) : dans la métropole du futur, on désigne toujours du doigt les « sorcières » à envoyer au bûcher. Aucune trace de complaisance ou d’inclination à passer outre, dans le regard jeté par la caméra sur chacun de ces attroupements soudés par les pulsions primitives, dangereuses, monstrueuses et pourtant issues du tréfonds de l’humanité. Lang (et l’histoire, hélas, allait lui donner raison) ne devait jamais cesser de se méfier de la puissance destructrice de la masse, si facile, malgré toutes les règles sociales, à faire se replier sur les plus bas instincts : il allait dénoncer ouvertement le danger dans M le Maudit ou dans Furie, son premier coup d’éclat hollywoodien, mais il allait aussi en traquer les signes les plus policés, comme dans le spectacle de parodies de justice cautionnées par la communauté (Le Retour de Frank James). Ainsi, sous le couvert d’une projection vers un futur en quête d’utopie, Metropolis exprime avec force un regard sur un réel présent, semble-t-il indéracinable, tout sauf idéal.
Et c’est sans doute là la meilleure raison de redoubler d’efforts pour conserver cet objet précieux.