Surtout connu pour sa trilogie des zombies (L’Enfer des zombies, Frayeurs et L’Au-Delà), Lucio Fulci est pourtant un réalisateur touche-à-tout, versatile et à la filmographie étendue. Avec La Guerre des gangs, il se frotte au genre du poliziottesci, le polar à l’italienne, dont la popularité est en déclin au moment du tournage du film, au début des années 1980. Comme à son habitude, Fulci choisit de subvertir son genre, pour y imprimer sa patte très personnelle. Formellement passionnant, La Guerre des gangs exhale pourtant des relents de film à thèse très dérangeants : le libertaire Fulci se serait-il laissé dompter par la Camorra, officieusement productrice du film ?
En VO, La Guerre des gangs est Luca, il Contrabbandiere : « Luca, le contrebandier ». Fabio Testi incarne ainsi Luca, un père de famille aimant et un frère loyal, œuvrant dans la contrebande de cigarettes à Naples. Tout va pour le mieux jusqu’au moment où « le Marseillais » débarque, avec la ferme intention de contraindre le réseau de contrebande à servir son propre commerce : la drogue, quitte à flinguer certains des capi pour convaincre les autres. La lutte s’engage donc entre le Napolitain mafieux mais honnête et le brutal trafiquant venu de France. Il se dit que le tournage de La Guerre des gangs a été mis en difficulté par un budget beaucoup trop serré, et que le film n’a pu se terminer que par l’entremise du représentant des « commerçants de Naples ». Ces « commerçants », donc, poussent Fulci à enterrer son titre original, le transparent Violenza, au profit de Luca, il Contrabbandiere – on peut, sans trop se forcer, imaginer que le jour très favorable qui éclaire les agissements des mafieux natifs de Naples dans le film sont le résultat de la même influence. Lucio Fulci, pourtant clairement positionné à gauche, servirait-il la soupe au syndicat du crime ?
Il convient de regarder de plus près le personnage de Luca : il est, certes, beau, a de la prestance et du charisme. Il se conduit avec responsabilité auprès de sa famille, est fidèle, honnête, et semble ne considérer la carrière de contrebandier que parce que la misère menace, et que son industrie « fait vivre 200.000 personnes à Naples ». Pourtant, hormis ces traits extrêmement flatteurs, Luca n’est pas un personnage positif : il assiste impuissant au déclenchement des hostilités – qui coûte la vie à son frère –, ne saura pas protéger sa famille, et s’il obtient sa vengeance, c’est au prix d’une victoire à la Pyrrhus, remportée qui plus est uniquement parce qu’il est soutenu de toute part. Luca le contrebandier ne sert à rien : tout au plus est-il capable de mener à bien son activité de contrebandier, comme on le voit dans la séquence introductive, mais qui sait s’il ne doit pas cela, comme beaucoup d’autres choses, à son frère ?
On le voit bien : puisqu’on lui ordonne de forcer le trait, Fulci obtempère, jusqu’à l’absurde. Ainsi, deux types de violence sont présents dans La Guerre des gangs : celle associée aux contrebandiers, et celle associée au Marseillais. Lorsqu’il s’agit de montrer le quotidien des contrebandiers, et notamment leurs rapports avec la police, on est en plein burlesque : mannequins se dégonflant et pantalonnades grotesques sont au rendez-vous. La partie consacrée au Marseillais, en revanche, donne à Fulci l’occasion de plonger dans une violence d’une férocité terrible : les visages et les corps explosent, on défigure une jeune femme à la flamme pour une broutille, tandis qu’on en viole une autre lors d’une séquence particulièrement éprouvante. En tout, le trait est terriblement forcé : Fulci se moque ouvertement du genre du poliziottesci, dont il considère le réalisme cru comme un danger, tandis que son univers, plus onirique, sert d’exutoire et offre une porte de sortie à son auditoire.
Et pendant ce temps, le capo de tutti capi de Naples parcourt le film en regardant la télé, changeant régulièrement de chaîne jusqu’à tomber sur des scènes de batailles de westerns. Vivant dans un monde plutôt simpliste rempli de scènes télévisuelles héroïques et de méchants très méchants, c’est lui qui, finalement, va prendre les choses en main. Dans un ultime pied-de-nez aux conditions du tournage, Fulci lui-même va prendre part à la très burlesque bataille finale, en tant qu’homme de main du capo. Aucunement avili par l’influence de ses commanditaires napolitains, Fulci vampirise le polar à l’italienne, et en profite pour renvoyer dans les cordes le public-cible d’un genre qu’il n’estime guère par ses outrances. Malgré tout, ce qui persiste, c’est l’intégrité du réalisateur.
Au moment où nous écrivons ces lignes, l’éditeur de La Guerre des gangs, The Ecstasy of Films, prépare la sortie d’ici quelques jours d’un deuxième pressage du film, le premier ayant connu un problème de sous-titres indépendant de sa volonté. La réputation de l’éditeur a sérieusement pâti de ce contretemps, ce qui est dommage, au vu du soin apporté à cette édition DVD. Comme pour son premier titre, La Lame infernale, le DVD est agrémenté d’une sur-jaquette (fort belle) réalisée spécialement pour l’occasion. Cette fois, cependant, les bonus sont beaucoup plus présents : un livret très intéressant, une jaquette réversible au charme très vintage, un reportage d’époque sur la camorra, une présentation de Fulci… Le morceau de choix est pourtant constitué par les deux courts-métrages Die Die My Darling de François Gaillard et À tout prix de Yann Dahn, eux-même agrémentés d’entretiens fouillés. Faisant du DVD un objet de passionné, de collectionneur et de cinéphile, l’éditeur pare le péril du piratage avec beaucoup de pertinence – se hissant à la hauteur de confrères plus connus, tels que Criterion, ou Carlotta.