Moins célèbre que Dario Argento ou Mario Bava, Lucio Fulci est néanmoins l’une des figures les plus passionnantes du cinéma d’exploitation italien. À l’occasion des quarante ans de la sortie française de L’Au-delà, l’un de ses plus grands films, retour sur l’âge d’or du réalisateur, de la fin des années 1960 au début des années 1980.
Au commencement, chez Lucio Fulci, il y a la mort. Héritier de la violence sadique des films de Riccardo Freda et de Mario Bava, Fulci se distingue par son sérieux du grand-guignol d’Herschell Gordon Lewis, l’autre godfather of gore : éviscérations, démembrements, énucléations, cannibalisme, Fulci invente une esthétique du sang ne ménageant aucune distance ironique pour le spectateur. Mais pourquoi un tel déluge de violence ? Le meurtre de la sorcière dans La longue nuit de l’exorcisme donne un premier élément de réponse. Réalisé en 1972, en pleine vague du giallo, le film se distingue à bien des égards des canons du genre : l’histoire n’a pas lieu de nuit en ville, mais à la campagne, sous le soleil écrasant du Sud de l’Italie, et les assassins sont des paysans idiots, dont les trognes apparaissent en gros plan. Piégée dans un cimetière par ses tortionnaires, une femme suspectée de sorcellerie est lynchée, les doigts brisés et la peau tuméfiée à coup de chaînes. Surtout, le corps de la Florinda Bolkan, mannequin brésilien devenue papesse du bis italien, n’est pas envisagé sous un angle érotique. Les coups qu’elle reçoit visent à avilir sa plastique, à déchirer sa peau halée pour donner à voir la masse pulpeuse de ses chairs. Laissée à l’agonie au bord d’une autoroute, elle expire sous les yeux indifférents des vacanciers et de leurs enfants impuissants. C’est à l’instant du trépas que se révèle la vérité de l’être fulcien, l’ultime étape de sa vie solitaire : devenir une charogne vouée à la putréfaction.
Il y aurait dès lors une sorte de cogito fulcien : je pourris, donc je suis. À partir de là, on pourrait distinguer ses scènes de meurtres des compositions sophistiquées de ses collègues du cinéma d’exploitation, Argento en tête. Aucune satisfaction esthétique ne vient ici compenser l’angoisse de mort : plutôt qu’à Georges de la Tour (cité dans une scène de L’Oiseau au plumage de cristal) ou au préraphaélisme (inspiration de Suspiria), les mises à mort de Fulci font penser à la peinture hollandaise, natures mortes et vanités, dont elles retrouvent la fonction de memento mori. Dans Perversion Story, son premier giallo, un médecin bellâtre incarné par Jean Sorel doit identifier le corps de son épouse, en état de décomposition avancé. Accompagné par sa bonne, il est frappé par le visage méconnaissable de sa femme, masse brunâtre suintant des humeurs visqueuses. Avant que la femme de chambre ne détourne le regard, un zoom brutal sur ses yeux vient figurer la violence du choc éprouvé face à cette image-limite. À cet instant, les personnages incarnent les deux attitudes auxquelles est renvoyé le spectateur du film : le déni ou la fascination. Le réalisme des effets spéciaux, allié à l’exagération des traits macabres de la morte, accentue le mystère qui émane de la dépouille : apparue subrepticement au cours de deux plans, elle a le rôle d’un totem investi d’une fonction magique, celle de désigner la limite séparant le monde des vivants de celui, inconnu et mystérieux, où errent les morts. La bonne ne manquera pas de lancer, à la fin de la scène : « C’est bien elle ! Mais laissez-la donc en paix ! »
Bienvenue en Enfer
Avec ses gialli, parmi les plus beaux du genre, Fulci invente une forme nouvelle pour inscrire le processus de décomposition à l’intérieur même des récits. Le corps est une pâture donnée à l’artiste ; de film en film, Fulci s’amuse à déformer les visages, à révéler leur monstruosité par des trucages : visage d’un flic coupé en deux et grossi par un ballon d’eau translucide dans Perversion Story, yeux effarés d’un enfant au milieu d’une myriade de reflets dans La Longue nuit de l’exorcisme, tête du père de Carol rendue abstraite par le flou dans Le Venin de la peur. L’inquiétante étrangeté distillée par chacun de ces plans contribue à déshumaniser les acteurs, simples pantins à la merci d’un Dieu cruel, malin génie prêt à les torturer comme les petites poupées que la sorcière de La Longue nuit de l’exorcisme empale une à une.
Perversion Story (1969) / La Longue nuit de l’exorcisme (1971) / Le Venin de la peur (1972)
Cinéaste catholique, Fulci ne croit guère à l’au-delà et le salut reste pour lui une chimère dangereuse : l’assassin de La Longue nuit de l’exorcisme est un prêtre décidé à laver l’âme d’enfants trop curieux en les tuant et Frayeurs s’ouvre sur le suicide par pendaison d’un pasteur appelé à devenir un démon. Qu’ils appartiennent à la bonne société de Londres et de San Francisco ou qu’ils soient des paysans illettrés, ses personnages succombent à des péchés qui leur interdisent l’accès au Paradis : nécrophilie, homosexualité, voyeurisme. Seule promesse d’absolu, le plaisir sexuel est toujours contaminé par son corollaire, l’imagerie macabre. Lors d’une longue scène de rêve du Venin de la peur, Caroll (Florinda Bolkan) fait l’amour avec sa voisine (Anita Strindberg) ; lit en velours, peaux de bêtes, musique langoureuse de Morricone et ralentis : tout le bréviaire d’une imagerie quasi pornographique est convoqué pour mieux être contaminé par l’irruption de la violence. Caroll enfonce un poignard à la gauche du sein de sa voisine (plan suggestif associant le meurtre à une pénétration symbolique), puis apparaît en contrechamp le râle de douleur d’Anita Strindberg dans une contre-plongée terrifiante. La douleur convulsive qui émane de ce visage, renforcée par le ralenti, évoque les nombreuses reproductions de tableaux de Francis Bacon qui apparaissent tout au long du film sur les murs de l’appartement de Caroll, piégées à l’intérieur de cadres dorés – manière de rejouer la tension entre l’énergie débordante de ces corps agités par le désir (lors de la première scène, Caroll se masturbe dans un lit à baldaquin surmonté d’une armature en or) et la rigidité du cadre cinématographique. De Bacon, Fulci tire un rapport tout catholique au corps où la douleur et les chairs convulsées sont les traces visibles du passage d’un état à un autre, lorsque le moribond vit comme un déchirement insoutenable la séparation de son corps voué à la corruption et de son âme.
Le Venin de la peur (1972)
Expression définitive de cette obsession macabre, les zombies fulciens sont ces morts dérangés dans leur sommeil et revenus à la surface se venger de ceux qui ont violé le silence de leurs caveaux. Avec sa « tétralogie de l’Enfer », Fulci explore le monde infernal auquel ses protagonistes avaient accès par des moyens dérivés, cauchemars terrifiants dans Le Venin de la peur ou visions médiumniques dans L’Emmurée vivante. Construits comme de longs cauchemars, par juxtapositions de séquences éprouvantes, ces films tendent vers une forme d’abstraction, à force de montrer inlassablement des corps arrivés à un tel degré de pourriture qu’ils en deviennent irregardables. C’est le cas du peintre dont la mort ouvre L’Au-delà, crucifié par des rednecks belliqueux et dissous à la chaux. À force de fondus enchaînés et de surimpressions, la peau dégoulinante de l’homme finit par envahir tout l’écran, l’image devenant à son tour liquide. L’Au-delà prend la forme d’un film en décomposition, où la crasse et la corrosion affectent l’ensemble du visible : les murs d’une maison coloniale s’effondrent à force d’infiltration et de moisissure, le corps d’une mère rongé à l’acide se transforme en une mousse rosâtre, un tableau suinte de long filets de sang. La gangue est destructrice et meurtrière, mais aussi génératrice de monstres : dans la belle scène de l’érection des zombies dans L’Enfer des zombies, les créatures s’élèvent lentement à la faveur d’un zoom arrière, de sorte que le monde entier se reconfigure à l’aune de leur apparition. Mêlé de terre et de sang, bouffé par les vers, les zombies sont directement enfantés par la terre, métastases de l’image parvenue à son degré ultime de corruption.
L’envers de l’écran
Avec L’Enfer des zombies, c’est l’histoire du cinéma italien de quartier qui devient elle-même objet de dégradation. Après avoir remaké officieusement Sueurs froides dans Perversion Story et s’être fortement inspiré du canevas des Frissons de l’angoisse dans L’Emmurée vivante, Fulci livre une véritable réflexion sur l’imagerie du cinéma d’exploitation des quinze années précédentes en condensant des scènes tirées de classiques du cinéma d’horreur et des grands filone qui ont fait le succès de l’industrie du cinéma italien. L’ouverture dans la baie de l’Hudson, où un navire dénué d’équipage erre sans but, est une réécriture de l’arrivée de Nosferatu à Londres, tandis que l’attaque finale des zombies dans une grange enflammée rejoue les motifs du western spaghetti. Entretemps, le voyage sur l’île exotique de Matool, les plans sur les mains des zombies caressant la vitre derrière laquelle se cache leur future victime et les jeunes femmes dénudées convoquent le souvenir du cinéma d’aventure, du giallo et du cinéma érotique. Le zombie constitue l’évolution dégénérée des figures qui ont fait la gloire d’une industrie alors en plein déclin économique et artistique.
L’Enfer des zombies (1979)
Le projet de Fulci consiste à entrer dans l’envers monstrueux des images, afin de découvrir la masse grouillante sous l’écran de cinéma. La citation fulcienne obéit à un principe d’anamorphose visant à donner la version dégradée d’une imagerie pour révéler ce qu’elle recèle de scandaleux. Monté à l’origine par des producteurs pour surfer sur le succès de Zombie de Romero, L’Enfer des zombies paie sa dette envers le film original lors de son ouverture, où un zombie enfermé dans un sac de toile s’élève face caméra, avant qu’un homme ne lui tire dessus en gros plan. Chez Romero, le monstre, aussitôt abattu, tombait hors-champ ; dans le film de Fulci, la caméra s’enfonce par un zoom rapide à l’intérieur du trou ensanglanté, de manière à annoncer au spectateur dès les premiers plans que la totalité du film se déroulera de l’autre côté du miroir. Tous les films de Fulci s’apparentent à des fables sur le cinéma d’horreur et sur la violence exercée par des images insoutenables. Au début de Frayeurs, une femme voit en esprit un suicide si violent qu’elle en hurle de douleur : le voyeurisme s’abolit ici dans une esthétique de la voyance et de la transe qui font de l’œil la courroi de transmission de représentations à la signification mystérieuse. Le corps pendu d’un prêtre se reflète, par un jeu de surimpression, dans la rétine de la médium : pour le spectateur comme pour les héros fulciens, l’image de la mort fonctionne comme un souvenir-écran, un mauvais rêve dont il faut élucider la signification.
Frayeurs (1980)
Après s’être concentré sur des productions plus commerciales, comédies et films d’aventure adaptés de Jack London, Fulci réalise au tournant des années 1980 une série de films quasi théoriques, jusqu’à L’Éventreur de New-York, giallo tardif sorti en 1982. Premier film de cette série, L’Emmurée vivante voit Jennifer O’Neil dans le rôle d’une femme assaillie par des visions, depuis le suicide de sa mère : dans un tunnel, au volant de sa voiture, elle manque d’avoir un accident lorsque s’imprime sur sa rétine une série d’images disparates – une coupure de presse, un tableau de maître, un salon bourgeois, un buste et le visage ensanglanté d’un cadavre. Tout le film consistera en une enquête mentale, visant à trouver le lien qui unit ces différentes visions, jusqu’à remonter à une sordide affaire de meurtre. Lors d’une longue scène détachée de la marche du récit, Jennifer O’Neil déambule dans un musée et observe les tableaux avant d’être filmée en contre-jour ; sa silhouette se découpe nettement sur le fond d’une peinture hollandaise, image parmi les images. Le twist final confirme cette hypothèse : les visions dont elle a été victime n’étaient pas des souvenirs télépathiques, mais des prémonitions des différents pièges concoctés par son époux pour l’assassiner et l’emmurer à son tour. Au moment d’expirer, la jeune femme est surcadrée par les briques de la pièce qu’elle avait vu au début du film, littéralement dévorée par les images dont elle voulait comprendre le sens.
Comment dès lors expurger l’image des forces du mal ? On pourrait partir d’un raccord révélateur de Frayeurs : au moment d’être enterrée vivante, le visage de la médium est juxtaposé avec une photo sur sa tombe. Le surcadrage a l’apparence d’un cercueil symbolique : qu’elle annonce une mort à venir ou fasse simplement avancer l’intrigue, chaque scène offre une variation sur ce motif, rappelant par là que les personnages sont de simples pions à l’intérieur de la mise en scène. La trajectoire des héros s’apparente ainsi explicitement à une prise de conscience du dispositif au sein duquel ils sont piégés : pour déjouer la malédiction qui s’étend sur Dunwich, ils doivent pénétrer une crypte dont l’accès est ménagé par deux tombes de forme carrée. Traverser ces cadres dans le cadre leur permet alors d’accéder à des galeries souterraines, un inframonde tapissé de toiles d’araignées duveteuses où les zombies font corps avec la glaise ; y trône le fantôme du prêtre, sorte de parasite réveillant les morts. Pour en venir à bout, le héros le transperce avec une croix, si bien que la blessure dégoulinante envahit tout l’écran : c’est le celluloïd lui-même qui se trouve symboliquement déchiré et, logiquement, se met à prendre feu. Ce finale révèle que le cœur noir du mal se niche dans les plis de l’image pour contaminer de l’intérieur tout ce qui l’entoure. Après en être venus à bout, les héros sortent victorieux de leur quête, tandis qu’un petit garçon court vers la caméra. Cinéaste pessimiste, Fulci tue dans l’œuf l’éventualité d’un happy-end : pendant la course de l’enfant, l’image se fige au son d’un hurlement, avant que des traits noirs n’envahissent l’image – débarrassé du mal, le cinéma de Fulci n’a plus lieu d’être : l’écran se brise et l’histoire prend subitement fin.
Frayeurs (1980)