Organisée à la faveur d’une actualité chargée autour du cinéma de genre italien, la rétrospective « Lucio Fulci, le poète du macabre » est l’occasion de prendre toute la mesure de la singularité d’un cinéaste longtemps réduit à de beaux mais éprouvants films d’épouvante tournés à l’aube des années 1980. Centrée sur quatre gialli réalisés pendant son âge d’or, elle permet de mettre en évidence que son approche du genre, loin de se résumer à une simple variation gore, consiste davantage en une opération de déconstruction du récit populaire où la résolution de l’intrigue est délibérément diluée dans une succession de visions funèbres et fantasmatiques.
Le giallo défiguré
Considéré par le réalisateur lui-même comme une pièce maîtresse de sa carrière, Le Venin de la peur repose sur un argument dont l’apparente simplicité (une femme, Carol Hammond, tue sa voisine en rêve avant de se retrouver le lendemain accusée du meurtre, qui a bien été commis pendant la nuit) est avant tout propice à la multiplication de chausse-trappes et de faux coupables. Loin de s’en tenir à un respect scrupuleux des impératifs du genre, Fulci et son co-scénariste Roberto Gianvitti préfèrent tirer de ce canevas, inspiré par Repulsion de Polanski et La Maison du docteur Edwardes d’Hitchcock, un étonnant film fantastique où le cinéaste dévoile pour la première fois, dans de longues séquences hallucinatoires, un sens personnel de l’écriture tout en torsions baroques. L’accumulation des faux-raccords, des zooms, des recadrages brutaux et des variations de profondeur de champ dessine ici les contours d’une « mise en scène primitive et à effet », concourant à l’esthétique psychédélique qui domine partiellement le film, ne serait-ce que dans sa grande scène d’orgie au LSD. Les stimulations visuelles et sonores y sont portées à un tel degré de saturation qu’elles finissent par épuiser les interprétations spectatorielles et par en suspendre, à terme, le jugement. C’est que le zoom et le flou ne servent plus dans le film à relier une zone de netteté à une autre, mais valent pour eux-mêmes, rendant manifeste par la plasticité du matériau filmique le principe de dissemblance qui régit la totalité de l’espace. Conformément à l’horizon fantastique que suit Fulci, la mise en scène vise d’abord à montrer que les relations entre les images sont incertaines et toujours soumises à des interprétations contradictoires, permettant ainsi d’aboutir à une sorte d’épochèoù les corps et l’espace sont rendus à leur pure présence plastique. La citation des tableaux de Francis Bacon, accrochés aux murs de l’appartement de Carol et reconstitués dans son deuxième rêve, vaut alors comme une profession de foi : le film vise moins à donner l’illustration d’un contenu inconscient, dans une perspective étroitement psychanalytique, qu’à rendre compte formellement de l’intensité d’un processus de défiguration affectant les images.
L’emmurée vivante
Le caractère exceptionnel du Venin de la peur réside plus encore dans sa capacité à faire de cette esthétique de la déformation le moteur de son écriture lorsqu’il appréhende le parcours de son personnage principal, qui tente de s’émanciper du cadre normatif de la bourgeoisie. Carol Hammond est ainsi constamment mise en relation avec l’espace qui l’entoure à partir du motif de la ligne droite et du surcadrage, dont les altérations permettent à Fulci de signifier les différents stades du parcours de la jeune femme. Dès la première scène « réelle » du film, les portants du lit de Carol figurent autour d’elle un parallélépipède dont les contours évoquent ceux d’une cage dorée. L’association évidente de ce plan avec les cadres en or des tableaux de Bacon disséminés dans l’appartement souligne que, du corps de Carol épuisé par l’excitation onaniste aux œuvres violentes du peintre britannique, se répète un même effet de contraste entre l’intensité d’une sensation qui tord les chairs et la rigidité des lignes qui les contiennent. Toute la première demi-heure du film est l’occasion pour Fulci de décupler par une série de cadrages surcomposés la fixité étouffante de l’appartement des Hammond, comme dans ce superbe raccord entre un plan où Carol se voit prise en étau entre son mari et un journal, et un autre où, reléguée au fond du plan, elle est isolée par une longue ligne marron tracée au sol.
La première modification apportée à ce régime de mise en scène consiste alors à introduire un mouvement dans l’espace, afin que les lignes qui enserrent le personnage se brouillent et lui permettent de « déborder du cadre ». C’est l’affaire d’une courte scène de repas au premier tiers du film, où la prise en charge du point de vue de Carol par une caméra-épaule permet de multiplier les recadrages et les panoramiques afin de rendre indistincts les traits des convives attablés. La ligne droite, ici figurée par une bougie, ne cesse ainsi de passer d’un côté à l’autre du cadre au gré des mouvements de la caméra qui suivent ceux du regard de Carol. Affranchie des lignes qui déterminaient sa place au sein de l’espace, la jeune femme est ainsi devenue la maîtresse des lieux et il n’est pas anodin que la scène se termine par deux plans à la demi-bonnette, où l’écran n’est plus divisé en deux zones nettes par une ligne séparatrice (comme dans la première scène de repas, tournée en split-screen), mais par une zone de flou.
Assez logiquement, la suite du film se déroulera en-dehors de l’appartement des Hammond. Dans l’hôpital psychiatrique où elle est internée puis dans le Crystal Palace, Carol est sans arrêt confrontée à une seconde transformation du motif de la ligne, cette fois non plus droite mais courbe. L’abondance des figures hélicoïdales (escaliers en colimaçon, arcs en plein cintre, vitraux circulaires) indique qu’il n’y a a priori aucune issue possible à son enfermement, puisqu’elle est métaphoriquement condamnée à tourner en rond pour fuir le mystérieux tueur qui la pourchasse. La seule perspective figurale que laisse entrevoir Fulci serait celle d’une brèche, qui apparaît au terme de deux longues scènes de fuite, d’abord sous la forme de chiens éventrés, puis sous celle de la longue plaie au bras que lui fait son agresseur. Reste que pour Carol, entrevoir cette ouverture est synonyme d’une expérience-limite au terme de laquelle elle perd connaissance par deux fois. Dans cette conclusion résonne le fatalisme de Fulci : incapable de traverser la brèche ménagée par la mise en scène, Carol finira doublement enfermée, dans le deuil et dans le cadre, comme l’indique un des tous derniers plans, où son visage est encadré par les lignes d’une tombe.