Acteur mythique, Marlon Brando s’est essayé une seule fois à la réalisation au cours de sa carrière. Loin de se destiner à cette pratique comme le fit son acolyte Paul Newman, le célèbre interprète d’Un tramway nommé Désir s’est retrouvé embarqué derrière la caméra plutôt par un concours de circonstances. Après une décennie qui fit de lui l’un des acteurs les plus puissants d’Hollywood, Marlon Brando se voit confier l’un des personnages principaux du nouveau projet cinématographique du jeune Stanley Kubrick. Mais la mégalomanie et l’égo surdimensionné des deux hommes ont vite raison de cette collaboration et Kubrick quitte le navire. Pour ne pas voir le projet sombrer définitivement avec la somme de dollars qui y avait déjà été investie, la MGM accepte de confier le projet à l’acteur, réputé pour son goût du risque. Mais, la firme paiera très cher l’absence d’expérience d’un homme qui n’avait par ailleurs jamais manifesté publiquement le désir de s’investir dans des projets de mise en scène. Les pertes financières sont alors considérables et le résultat témoigne d’une absence de maîtrise totale du projet : le premier montage dure cinq heures, le temps de tournage est multiplié par trois, le budget largement dépassé. Malgré un remontage qui ramène l’œuvre à une durée « raisonnable » de 2h21, La Vengeance aux deux visages est un succès en demi-teinte lors de sa sortie en salles et se laisse entourer du parfum amer de film maudit.
Il faut dire qu’a priori, au simple stade du projet, le film cumule les obstacles pour espérer être un franc succès. Il s’agit d’un western crépusculaire alors que le genre est en pleine mutation, transfiguré par les nouveaux troublions d’Hollywood (Arthur Penn, Sam Peckinpah dont le nom apparaît au générique en tant que scénariste) alors que les plus anciens remettent fondamentalement en question la recette qui fit les succès d’antan (Robert Aldrich, Delmer Daves mais surtout John Ford), au risque de faire le deuil du mythe. À ce marasme propice à toutes les hésitations susceptibles de déstabiliser le public, se greffe le caractère tumultueux d’un acteur de légende, Marlon Brando, qui fait de cette histoire d’honneur bafoué et de vengeance une affaire personnelle, en y injectant notamment une bonne dose de masochisme et une dimension œdipienne plutôt inhabituelle dans le genre. Il n’aura pas fallu attendre la mort en 2004 du célèbre interprète du Parrain pour que le public prenne la pleine mesure de son caractère ambivalent. Fiévreux, excessif, impulsif, mais aussi érudit et politiquement engagé, Marlon Brando n’avait que la tiédeur et le consensus pour seuls étrangers. Il n’y avait donc rien d’étonnant à ce que l’homme se risque à un projet cinématographique propre à de nombreux excès, ne reculant jamais devant la noirceur de ses personnages, les privant de tout ce manichéisme sur lequel s’étaient construits les nombreux archétypes d’une industrie souhaitant avant tout vendre du rêve.
Dès les premières scènes du film, le ton est donné : Rio (Marlon Brando) est un bandit aussi séduisant que nonchalant. Dans le Mexique encore colonisé du 19e siècle, il commet hold-up sur hold-up, avec pour fidèle complice Dad (Karl Malden), tout aussi charismatique que lui. L’homme est un séducteur, plutôt ironique et vaguement mélancolique, bref une sorte d’Arsène Lupin du Grand Ouest. Pourchassés par la milice mexicaine, les deux hommes se réfugient dans les montagnes alentours. Limités dans leur déplacement depuis qu’un de leurs cheveux a été blessé, les deux hommes sont obligés de se séparer. Rio confie alors à Dad le soin de partir à la recherche d’une deuxième monture. Mais, conscient de l’opportunité qui s’offre à lui, l’ami de toujours s’enfuit avec le butin et laisse Rio se faire attraper par la milice locale. Au bout de six ans, le prisonnier parvient à s’échapper et n’a qu’une seule idée en tête : se venger de celui qui l’a trahi. Il part à sa recherche mais découvre qu’entre-temps, Dad est devenu le shérif respecté d’une petite ville américaine où il s’est remarié avec une femme mexicaine, déjà mère d’une jeune femme.
Rio va approcher de manière tactique celui dont il souhaite se venger et le spectateur croit tenir là le principal ressors de ce film mortifère. Mais la situation est loin d’être simple car Dad reste une figure paternelle écrasante (son nom est sans équivoque) et incarne désormais la respectabilité aux yeux de tous, alors que Rio est le seul à savoir sur quel méfait celle-ci s’est construite. Plus compliqué encore, le fugitif finit par s’enticher de la belle-fille de son ex-complice, une jeune femme latino dont la mère se pose en exemple de progressisme dans l’Amérique puritaine et machiste des pionniers. Point de voûte du récit, la scène qui marque les deux retrouvailles des deux anciens amis est probablement la plus belle et la plus forte du film. Dad, paisiblement allongé sous la véranda de sa maison voit son quotidien ronronnant se fissurer par l’arrivée en arrière-plan de Rio, seul porteur d’une vérité que tout le monde ignore sur le réel passé de celui qui dirige la petite ville. Dans ce plan, l’horizontalité du corps du premier, obstruant massivement le cadre, est contredite par la verticalité du second en arrière-plan, comme pour mieux souligner l’affrontement physique mais surtout symbolique qui va opposer les deux hommes autour de la trahison passée. Mais jamais le propos ne cédera à de possibles tentations manichéennes, ce qui n’a rien de surprenant lorsqu’on se rappelle que Marlon Brando s’est toujours attaché à jouer des êtres troubles et ambigus (Un tramway nommé Désir, Sur les quais, L’Homme à la peau de serpent) dans les années 1950. Il était vain d’espérer qu’il fasse de Rio une incarnation de la vérité venue bassement soulager une rancœur vieille de plusieurs années. Au contraire, il va emmener son personnage sur le périlleux terrain de la contradiction, le laissant progressivement se prendre au piège d’un système qu’il croyait maîtriser, à l’image de Brando réalisateur, embourbé dans un projet qui le fascine mais sur lequel il finit par manquer de prise, principalement par manque d’expérience.
Au sein de ce théâtre funèbre qui voit s’affronter deux anciens amis qui ne cessent de se tendre cruellement le miroir de ce qu’ils furent (un voyou pour l’un, un naïf pour l’autre), c’est toute une galerie de personnages passionnants qui défilent. Laissant la part belle aux femmes à qui il donne des personnages forts en caractère, systématiquement plus intègres que les hommes (qu’elles soient prostituées ou filles-mères), Marlon Brando tient compte de chaque détail pour donner une véritable épaisseur psychologique aux enjeux (de virilité, de frustration) qui constituent la base même des relations entre les hommes. La volonté de dominer et la quête d’une respectabilité sont les deux dynamiques a priori antinomiques de cette allégorie morale sur la nature humaine qui tient véritablement en haleine pendant plus de deux heures. Aujourd’hui visible dans une version qui a su valoriser le très beau travail effectué sur la photographie, La Vengeance aux deux visages fait partie de ces films vénéneux inscrits au panthéon du cinéma américain et qu’on n’aurait pu définitivement perdre de vue. C’est aujourd’hui chose réparée.