Le Parrain est un film inusable. Quel que soit l’âge où on l’a découvert, le chef d’œuvre de Coppola ne perd jamais de son mystère et de sa fascination. Que l’on évoque la diction de Marlon Brando, transformé pour son rôle, le jeu tourmenté d’Al Pacino, la fougue de James Caan, les noms exotiques devenus légendaires de Corleone, Clemenza, Sollozzo ou Tattaglia, tout un imaginaire fait de souvenirs plus ou moins précis s’ouvre à nous. Mais comment parler d’un tel mythe aujourd’hui ? En y voyant tout simplement, au-delà de la maestria cinématographique à raison tant vantée, l’histoire universelle d’un individu ordinaire, pris au piège du milieu et d’une société dans lesquels il évolue et auxquels il ne pourra jamais échapper.
Parmi tous les termes utilisés pour définir un film tel que Le Parrain, c’est le mot « opéra » qui revient le plus souvent. Grandiloquence des sentiments, violence extrême des actions, mise en scène dithyrambique et voyante, puissance du dialogue, jeu exacerbé des comédiens. Le Parrain, chef d’œuvre incontesté du film de mafiosi, est un opéra funèbre, une lente descente aux enfers, une tragédie à la fois moderne et atemporelle. Tout, dans le film, vient corroborer ce parallèle : du thème musical et de ses variations obsédantes mêlées aux compositions les plus classiques, jusqu’à l’enchevêtrement et la complexité des intrigues, en passant par la brutalité des affrontements entre les personnages.
Et pourtant, ce qui frappe aujourd’hui, au-delà de la puissance cinématographique générée par la théâtralité et l’effet de groupe de l’opéra, c’est le versant intimiste de l’œuvre. Si Le Parrain a tant marqué les esprits, c’est que Coppola ne s’est pas limité à une simple exposition d’inhumanité et de cruauté comme tant d’autres l’ont fait après lui, croyant avoir compris son univers. Certes, le film a fait sensation en son temps par ce déferlement de violence presque insoutenable, où chaque crime est observé à la loupe pour mieux en montrer toute l’horreur. Hommes étranglés, éventrés, poignardés, femmes battues… Coppola ne se complait pas dans la violence mais montre dans le détail, et sans dissimuler l’horreur de l’acte, à quel point il est facile de supprimer une vie humaine lorsque l’on est convaincu d’en avoir mesuré le véritable prix. Mais le cinéaste sait aussi que là n’est pas la principale innovation de son œuvre. Le meurtre de Santino Corleone, fils aîné du Parrain, criblé de balles de mitraillette dans sa voiture, est un hommage évident à son illustre aîné Arthur Penn, qui filma de la même manière la mort de Bonnie Parker et Clyde Barrow en 1967.
Aujourd’hui, plus de trente ans après la sortie du film, la violence est devenue si monstrueusement banale sur les écrans que Le Parrain n’aurait plus le même impact sur les nouvelles générations de spectateurs s’il n’était pas beaucoup plus profond. Au fond, ce qui nous intéresse à présent, c’est le versant moins visible du décor, ou, pour continuer dans le parallèle, les intermèdes de dialogue de l’opéra avant les grands chœurs. Car l’histoire du Parrain 1 est celle d’un face-à-face permanent. Dès la scène d’ouverture, magistrale, Coppola fixe les règles du jeu : d’un côté, le Parrain, sorte de dieu vivant (et donc, mortel), tapi dans l’ombre de son mystère et de sa puissance, de l’autre, le fidèle, le suppliant, obligé de faire démonstration d’«amitié », puis de baiser la main qu’on lui tend… Le reste du film est à l’avenant : face-à-face entre familles, plus ou moins inégal selon l’aura de chacune, face-à-face entre tueurs, toujours inégal lorsque l’un ne connaît pas les intentions de l’autre, duels de mots et de sous-entendus dont celui qui détient la force physique sort toujours vainqueur (c’est le fameux « il lui a fait une offre qu’il ne pouvait pas refuser… »). Coppola s’amuse de ces duos mortifères joués dans la pénombre malsaine d’un bar ou d’une chambre d’hôtel, entretenant un faux suspense, dont l’issue est toujours quasiment certaine…
Mais le face-à-face qui fonde l’histoire du Parrain, c’est bien sûr celui de Vito Corleone et de son fils Michael. D’abord distants (dans la scène d’ouverture du mariage, ils ne se parlent jamais, Vito se contentant d’observer Michael à travers une vitre), les hommes se rapprochent. La pose détendue et hautaine du « bon fils » se transforme au fil du temps en un pas bancal et incertain pour finir assuré et hiératique. Michael, qui voulait se tenir loin des affaires de sa famille, est rattrapé par la longue spirale menant aux enfers. Lorsque le statut quasi-religieux de son père est ébranlé (Vito Corleone est bien mortel), le « bon fils » n’a plus le choix que de devenir « mauvais ». Sa vie bascule lorsque soudain, il doit appuyer sur la gâchette non pas de loin, et pour servir sa patrie, mais de très près, et pour servir sa vengeance. Le parallèle est passionnant : les meurtres collectifs sont-ils si différents des crimes individuels ? La vie d’un homme tué lors d’une guerre a‑t-elle moins ou plus de sens que celle d’un homme tué dans un bar miteux parce qu’il menace la vie d’un autre ? Le Parrain, ce sont toutes ces interrogations mêlées à une observation minutieuse de l’évolution d’un homme. Si Vito Corleone est le Dieu justifiant l’existence du film, Michael en est le personnage principal : c’est à son ascendance que l’on assiste ici, avant de contempler son inévitable déchéance, morale, puis physique…
Enfin, Le Parrain est aussi le portrait d’un monde inconnu, et par là même fascinant, dont Coppola décrit toutes les règles et cultive avec soin la moindre ambiguïté. Multipliant les brusques contrastes entre moments heureux de la vie familiale (le mariage de Connie, celui de Michael avec une jeune Sicilienne, les jeux entre Vito le grand-père et son petit-fils) et la tragédie qui couve (les apartés dans le noir, le crime dans les ruelles sombres, l’effondrement du statu quo), le cinéaste pointe du doigt deux morales, qui, bien loin de s’opposer, font le tout d’une existence humaine : celle que l’on affiche au grand jour et celle que l’on applique dans le secret d’une pièce isolée. Si l’intrigue est extrêmement complexe (voire incompréhensible à la première vision du film), c’est que le milieu de la Mafia ne se résume pas à un conflit ordinaire entre Bien et Mal, entre religion contraignante et liberté illimitée. Profondément attachés à leur famille et à leurs traditions, leur socle de vie qu’ils ont construits comme un cercle exclusif, Vito puis Michael sont prêts à sacrifier leur vie (et surtout celle des autres) pour sauver son unité. Mais ils comprennent petit à petit, sans réellement l’admettre, que ce mode de vie préside inévitablement à la destruction de l’intégrité familiale : le meurtre de Santino par une famille rivale, puis celui du mari de Connie commandité par Michael lui-même sont les prémices au pire des actes de la tragédie, l’assassinat d’un homme par son propre frère. Mais c’est déjà une toute autre histoire…