Réalisé en 1951 d’après une pièce de Tennessee Williams qu’Elia Kazan a lui-même montée à Broadway en 1947, Un tramway nommé Désir s’est rapidement élevé au rang de mythe cinématographique. Du texte controversé à la mise en scène étouffante en passant par la performance au bord du gouffre de Vivien Leigh et l’explosion du jeune et très sexuel Marlon Brando, il s’agit bel et bien d’un des films les plus marquants de l’âge d’or hollywoodien. L’édition proposée par Warner contient d’excellents bonus qui nous éclairent sur la complexité de cette œuvre ambiguë aux multiples niveaux de lecture.
Un tramway nommé Désir au cinéma, c’est le résultat d’une longue collaboration entre Tennessee Williams, Elia Kazan et Marlon Brando. D’abord monté à Broadway avec grand succès par Elia Kazan lui-même en 1947, avec Jessica Tandy et Marlon Brando dans les deux rôles principaux, le projet a fini par intéresser l’industrie hollywoodienne qui avait flairé le potentiel cinématographique de ce projet, même s’il fallait passer par certaines concessions pour satisfaire une censure plus puritaine que jamais. Film mythique qui révéla Marlon Brando et consacra définitivement Vivien Leigh, Un tramway nommé Désir n’avait pourtant jamais fait l’objet d’une édition DVD. Tout au plus, le film existait en Zone 1 ou alors faisait partie du beau coffret sorti pour les fêtes de Noël et consacré aux adaptations cinématographiques de Tennessee Williams. Cette lacune est aujourd’hui comblée par Warner qui complète cette édition par de nombreux bonus, tout aussi passionnants les uns que les autres.
Ce Tramway nommé Désir, c’est celui qui mène la délicate Blanche DuBois (Vivien Leigh) chez sa sœur Stella (Kim Hunter), mariée depuis peu à Stanley Kowalski (Marlon Brando), un homme d’une bestialité inhabituelle, étrange mélange d’émotivité et de brutalité. Ce séjour, d’abord temporaire, s’éternise à mesure que l’on prend conscience des problèmes que Blanche cherche à fuir (la perte de la maison familiale, une liaison avec un de ses jeunes élèves qui lui a valu d’être renvoyée de l’école où elle enseignait) en se réfugiant dans un romantisme outré et luxueux qui ne tarde pas à agacer son nouveau beau-frère. D’abord plus ou moins tolérant, celui-ci finit par persécuter la visiteuse, lui demandant sans cesse des comptes sur l’argent de l’héritage et divulguant à son entourage masculin la sordide réalité de sa nymphomanie. Comme prise au piège dans cet appartement qui, par sa promiscuité et sa moiteur ambiante, traduit clairement les pulsions qu’elle cherche à occulter, l’héroïne tente néanmoins de se faire passer pour une jeune femme vertueuse sur qui le sexe et le temps n’ont aucune prise. Souhaitant par-dessus tout rencontrer ce grand amour qui la lavera de son passé, elle trouve en Mitch (Karl Malden), un vieux garçon étouffé par sa mère mourante, le compagnon idéal, attentif et attentionné.
Si le film n’a rien perdu de son statut mythique, c’est avant tout pour la performance époustouflante du jeune Marlon Brando. L’acteur, alors inconnu de l’industrie cinématographique, se posait pour la première fois comme objet sexuel, capable de susciter du désir, ou du moins un trouble, chez les personnes des deux sexes. En remettant clairement en question les stéréotypes de l’époque parce qu’il dépossède l’homme de cette neutralité qui rassure en devenant un condensé d’émotion et de bestialité, Marlon Brando devient le symbole de cet érotisme homosexuel si prégnant dans l’univers de Tennessee Williams, et que Paul Newman incarnera également quelques années plus tard dans La Chatte sur un toit brûlant. Pourtant, Un tramway nommé Désir reste avant tout un troublant portrait de femme, celui de Blanche, perdue entre un idéal de virginité et le sordide d’une réalité qui la fait peu à peu basculer dans la folie. Si la production n’a pas proposé à Jessica Tandy de reprendre le rôle parce qu’elle était trop peu connue à Hollywood, Olivia De Havilland fut un temps pressentie mais l’actrice, réputée pour son conservatisme, refusa net en affirmant qu’il lui serait impossible de s’associer à un tel projet. C’est donc Vivien Leigh qui hérita de ce rôle qui prit une place très particulière au sein de sa carrière. L’histoire et les origines de son personnage (une femme élevée au sein d’une certaine bourgeoisie, propriétaire d’une demeure dans le sud des États-Unis) n’est pas sans rappeler celui qui fit sa gloire, Scarlett O’Hara dans Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939), comme si le spectateur la retrouvait, quelques années plus tard, après qu’elle ait tout perdu. D’un point de vue personnel, le personnage de Blanche DuBois aura durablement affecté l’actrice qui souffrait, comme elle d’une certaine manière, de maniaco-dépression et dut faire quelques séjours en psychiatrie. Ce n’est donc pas une simple performance d’actrice récompensée par un oscar, mais bien le lent naufrage d’une femme troublante et ambiguë, d’une humanité bouleversante, qu’Un tramway nommé Désir nous expose avec une acuité assez stupéfiante.
Les bonus, outre un passionnant portrait d’Elia Kazan d’une heure trente qui revient sur l’ensemble de sa carrière, offrent de nombreuses informations sur le projet, de ses débuts à Broadway jusqu’à sa consécration aux Oscars. L’un d’entre eux, Un tramway à Broadway, revient sur le montage de la pièce qui connut un succès considérable en tenant le haut de l’affiche plus de deux ans. Les interventions de Karl Malden et de Kim Hunter (encore vivante lors de la réalisation de ces reportages) sont ponctuées d’anecdotes passionnantes, notamment sur l’explosion de Marlon Brando qui, craignait-on, risquait d’éclipser tout le monde, y compris l’actrice principale, Jessica Tandy. Un tramway à Hollywood revient quant à lui sur l’intérêt qu’Hollywood porta au texte pour l’adapter au cinéma. Se posèrent alors le problème du choix de l’actrice principale, de la présence des acteurs de second plan (Karl Malden et Kim Hunter, inconnus du grand public, décrochèrent pourtant l’oscar tous les deux), mais aussi de l’adaptation pour répondre aux fortes exigences de la censure. Cette question fait d’ailleurs l’objet d’un bonus à part entière, Désir et censure, probablement le plus passionnant de tous. On y apprend que le projet cinématographique posait trois problèmes majeurs. Le premier portait sur le passé de Blanche DuBois, nymphomane notoire et renvoyée de l’école où elle enseignait pour avoir eu une relation avec un élève mineur : sur ce point, le dramaturge et le réalisateur durent édulcorer certains dialogues et couper certains plans (rajoutés dans la nouvelle version proposée en 1993), notamment celui où elle demande à un jeune garçon de bien vouloir l’embrasser. Le second point concernait les raisons pour lesquelles le jeune premier mari de Blanche s’était suicidé : dans la pièce, il est clairement dit que celui-ci a mis fin à ses jours parce qu’il ne pouvait assumer son homosexualité ; pour l’adaptation, Blanche dit seulement (dans une scène d’une très grande beauté par ailleurs) que le jeune homme était d’une délicatesse qu’elle n’avait pas su comprendre, le mot « homosexualité » étant tout simplement proscrit par la censure. Le troisième point concerne enfin la scène de viol entre Blanche et Stanley, qu’on devine avant tout par le symbole du miroir brisé lorsque les deux personnages luttent, et par le refus final de Stella de retourner vivre avec son mari. Même jusque dans la musique, à la fois moite et vénéneuse, d’Alex North (qui fait également l’objet d’un autre bonus), la censure est intervenue, rappelant combien cette œuvre a du faire preuve d’une étonnante inventivité pour ne pas édulcorer le texte de Tennessee Williams, ce que ne parviendra pas à faire Richard Brooks, quelques années plus tard, dans son adaptation nettement moins réussie de La Chatte sur un toit brûlant.