« Le meilleur de la VHS en DVD ». Derrière son slogan gentiment ironique, la nouvelle « Midnight Collection » de l’éditeur Carlotta, qui fait la part belle au cinéma d’exploitation des années quatre-vingt, cache un programme plus complexe qu’il n’y paraît. En réalité, tout le monde sait bien que le meilleur de la VHS n’a pas eu à patienter jusqu’en 2016 pour connaître son transfert sur DVD – les grands succès, le cinéma de patrimoine et les nouveautés ayant connu leur conversion digitale dès le pivot des années 2000. Or ce nouveau support, on le comprend mieux aujourd’hui, n’était pas qu’un simple remplacement. Substituant à la copie sur bande magnétique (VHS) le gravage d’une information codée, le DVD fut, par la dématérialisation qui y préside, le premier pas d’un grand chantier écologique : celui de la numérisation. Son apparition, bientôt suivi du Blu-Ray (plus petit, d’une meilleure définition) et du fichier, immatériel, donne le coup d’envoi d’un nettoyage global. Cette sélection – à charge pour le DVD de trier le bon grain de l’ivraie, au détriment de ce limon de jaquettes criardes, camaïeu de films gores, de slasher et de pornos formant le mythique rayon « interdit par maman » de nos feux vidéoclubs –, c’est l’occasion pour le cinéma de faire peau neuve en se dépouillant de ses excroissances. Soit l’équivalent, sur le terrain des films, du scénario de Basket Case de Frank Henenlotter, dans lequel un jeune homme promène son propre rebut siamois, encore vivant et ôté de force à l’enfance, dans un grand panier d’osier. Il aura ainsi fallu attendre 2016 pour que renaissent, ironie de l’histoire, huit nanars des années Shapiro Glickenhaus Entertainment (la boîte à l’origine de pas mal du meilleur de la série B tardive) par les voies sacrées de la réédition patrimoniale. Deux fois quatre films situés de part et d’autre d’une frontière politique aussi caricaturale que furent les années Reagan : d’un côté, le vigilante movie, genre réac où des justiciers décident de laver seuls la ville de ses pêchés ; et les films de Frank Henenlotter, auteur oublié d’une œuvre fascinante, conçus comme les manifestes chaque fois plus radicaux d’un vivre-ensemble en forme d’orgie sociale.
Au milieu des années quatre-vingt-dix, un autre lavage de printemps s’employa à passer sa grande vitrine au Karcher. Avec Rudolph Giuliani, élu maire de New York en 1994, Manhattan connaît une reprise en main policière sans précédent. Et ce grand coup de balai, la 42e rue, réputée pour ses junkies, ses prostitués, ses cinémas pornos et ses amateurs de films gores, en devient le symbole en même temps que la victime expiatoire. Pris pour cible, parce qu’abondamment filmé (le Scorsese de Taxi Driver en fait sa toile de fond, l’Abel Ferrara première période son terrain de jeu et tout l’underground une véritable maison), ce trottoir, autrefois célèbre pour le contrechamp de dépravation qu’il offrait de l’Amérique, passe en une décennie du statut de caniveau à celui de fleuron de l’embourgeoisement new-yorkais. Résultat des courses : aujourd’hui, le vigilante s’est effacé sous les traits plus lisses du super hero movie, Frank Henenlotter ne filme plus (du moins plus depuis Sex Addict, sorti en 2008, dix-sept ans après son avant-dernier film) et les touristes ont remplacé les hookers sur la 42e rue. Le « meilleur de la VHS », qui n’est autre que le meilleur du cinéma bis de la 42e rue, a désormais disparu sous l’effet d’une double gentrification : celle, politique et urbaine, de Manhattan, et celle, patrimoniale, indirectement provoquée par la dématérialisation du cinéma domestique. Sans toit, sans public et sans support, le cinéma des marginaux n’a plus d’économie. Et c’est à l’éclairage de cet hygiénisme que la ressortie de la trilogie Basket Case et de Frankenhooker doit être jugée à sa juste valeur. Car, bien plus que les quatre vigilante, dont l’intérêt s’épuise un peu dans leur fonction de contrepoint idéologique, c’est dans ces films en particulier que Henenlotter s’employa à commenter l’esprit du bis tout entier. C’est pourquoi, bien qu’ironique, le slogan de Carlotta ne ment pas. Qui mieux que Henenlotter, dont le cinéma allie euphorie du gore et monstres plasmatiques dans une ode à la marginalité, pouvait mieux que lui représenter les années VHS ?
Couvrez ce corps que je ne saurais voir
Au sujet de Total Recall de Paul Verhoeven, dans lequel le corps d’Arnold Schwarzenegger se voit doté de deux identités, Jérôme Momcilovic écrit dans le livre qu’il consacre à l’acteur : « Le corps y est un déguisement (…), les muscles de Schwarzenegger un simple costume. Mais s’il est menacé de disparaître, le corps ici se venge en proportion : au corps-accessoire qui est le privilège des nantis, Total Recall oppose une galerie de freaks qui forme l’image d’une monstrueuse révolte du corps, sur le mode de la prolifération cancéreuse. Seins en trop, bras en inflation, embryon de corps poussant sur un autre corps : les miséreux parqués dans les bas-fonds de Mars parlent pour un corps qui, condamné au rebut, résiste paradoxalement par la maladie. En cela, Total Recall dresse surtout le tableau plausible d’une lutte des classes à l’ère du post-humain : d’un côté, une surhumanité pour qui “l’anatomie n’est plus un destin mais un accessoire de la présence” ; de l’autre, une sous-humanité qui n’a plus que le corps pour exister. » Le Mars de Paul Verhoeven, c’est un peu l’équivalent de l’underground. Hollywood n’ayant cessé de porter au pinacle les corps sculptés de ses nouveaux héros – au premier rang desquels figurent Schwarzy et Sly –, le cinéma bis de la 42e rue lui répliqua, en mini trouble-fête, d’autres silhouettes. À la chair maîtrisée et taillée à la serpe du bodybuilding, cette chair qui disparaît sous un fantasme de perfection, répond un carnaval de monstres, de genres et de corps difformes qui en est la pure contradiction. Or, cette euphorie freak qui naît dans les bas-fonds du cinéma américain, personne ne l’a mieux synthétisé, et commenté, que la trilogie Basket Case de Frank Henenlotter. Le premier épisode, fabriqué pour quelques dizaines de milliers de dollars, date de 1982. Duane, jeune homme svelte aux traits doux et pourvu d’une abondante chevelure bouclée, débarque à Manhattan le lendemain de son vingtième anniversaire. Un peu fauché, mais surtout guidé par le malicieux scénario de Henenlotter, Duane échoue dans l’hôtel le plus miteux de la 42e rue. Or le jeune homme, dont l’apparente normalité contraste avec la faune de drogués, de prostituées et de vieilles folles qui l’observent en chien de faïence, cache un terrible secret : son frère siamois Bélial, séparé de son corps à leurs douze ans, est si difforme qu’il est contraint de vivre confiné – « il ressemble à une pieuvre écrasée par un poids lourd », confiera Duane à une prostituée sous l’effet de l’alcool. Moins qu’humain, Bélial est un mi-cuit de chair belliqueux, assoiffé de vengeance et jaloux des opportunités sociales que sa joliesse offre à Duane. Mais c’est aussi, et dès 1982, l’un des personnages les plus monstrueux d’un sous-genre – l’horreur artisanale – pourtant pas avare en créatures répugnantes. Et comme de fait, ce chewing-gum révolté contre l’hygiénisme médical qui l’arracha au flanc de son frère, Henenlotter en fera peu à peu le symbole d’une humanité bouturée, où les corps – et les films, qui se déplient en interminables séries – bourgeonnent les uns sur les autres.
Ce n’est pas un hasard si, dès le premier épisode d’une trilogie qui s’achèvera en 1991, les deux frangins quittent leur suburb natal pour les halos de lumière sale que propagent les marquises de Manhattan. On y lit les titres des films de Carpenter – pas encore sauvé des eaux de la marginalité, il en incarne alors le meilleur –, cinéaste qui, deux ans plus tard, poussant l’animatronic à son point d’orgue, inventera le monstre le plus polymorphe de la décennie. Mais contrairement à l’auteur de The Thing, chez qui la fusion est d’origine extraterrestre, Basket Case ne fait pas d’équivoque : Bélial, ce trop plein de corps terrifiant, revendique bien son humanité – et à travers elle, une identité à part entière. En d’autres termes, cet appendice crochu, conscient et hypersexué (il finira par assassiner puis violer la petite amie de son frère dans un accès de jalousie) lutte pour que lui soit reconnu le simple droit d’être américain. Et c’est à ce titre que, réalisés huit et neuf ans après le succès surprise du premier, les deuxième et troisième épisodes font carrément offices de manifestes. Les siamois séparés, que l’épilogue fratricide du premier épisode avait rendu, inertes, au caniveau de la 42e rue, sont recueillis par mamie Ruth, charmante hôtesse d’une villa abritant une colonie de freaks. Les monstres y forment une micro société en vase clos, sous la surveillance archi-protectrice de cette maman de substitution qui, par crainte des représailles, les couve dans son grenier. En fait, sous l’œil mi bienveillant, mi amusé de Henenlotter, c’est tout le cinéma d’exploitation de la 42e rue qu’on entasse pour une parodie de photo de famille. À défaut d’avoir réellement existé, chaque monstre semble ainsi venir d’un autre film, la réunion de tous portraiturant le sous-genre dans toute sa diversité de scénarios – et de corps – possibles. Car dans ce cinéma de la marge, où la perfection (celle de la jeunesse de Duane par exemple) dissimule toujours son verso d’impureté (en l’occurrence, Bélial), un scénario équivaut toujours à l’invention d’une nouvelle créature. Dans les meilleurs des cas (The Thing, Basket Case, mais aussi pourquoi pas, chez le Cronenberg de Chromosome 3, de Videodrome et de La Mouche), se dresse un corps pluriel, profus, divers, miroir inversé de la perfection néofasciste des silhouettes healthy du cinéma des années Reagan.
Et c’est bien sûr le cas de Frankenhooker (1990), paru entre les deux derniers épisodes de la trilogie, dont le script renchérit plus parodiquement encore sur la profusion euphorique du trop-plein de chair. Les corps en trop, à l’heure du grand ravalement d’Hollywood, ce sont bien sûr ceux de la 42e rue : hookers, macs et nerds chétifs, venus chercher de quoi vivre dans les recoins moites d’une Amérique toujours plus californienne. Or Frankenhooker fait précisément de l’addition de ces corps-là son propre programme narquois. Soit l’histoire de Jeffrey Franken, expérimentateur pâlichon se mettant bille en tête de raccommoder le corps de sa fiancée – accidentellement mise en pièce par une tondeuse de son invention. Mais plutôt que de coudre la tête de sa promise, rondouillette de son vivant, sur le buste d’une seule victime, Jeffrey sélectionne un panel de prostituées dans l’idée bien commode de lui composer un corps parfait. Et de même que le bodybuilder se fabrique un corps par la somme de chacun de ses muscles, l’inventeur prélève de ses dix spécimens (après avoir pris soin de les faire exploser) les pièces de choix. Résultat de ce reconditionnement guignolesque : sa fiancée, jadis aimante et timorée, se met à cracher un chapelet de phrases racoleuses comme un disque rayé. Plutôt qu’une version améliorée de son amoureuse, notre Pygmalion hérite d’une poupée possédée par ses greffons, dont les « Wanna get laid ? », « Got money ? » ou « Ten box for the heaven ! » se substituent aux effusions de tendresse. En somme : un rêve de perfection, sculpté dans la fange de Manhattan, qui au lieu du miracle prométhéen escompté accouche d’une macédoine de putes.
Le geste bis
Au fil de la décennie, ce cinéma digère sa propre matière : la VHS fait son apparition comme motif, creusant les films d’un petit vertige. Et si le cinéma de Henenlotter, ce féru de bis des années soixante et soixante-dix, n’avait jamais cessé d’annoncer sa propre fin ? Il y a certes une résurrection de la 42e rue sur le terrain de la vidéo : par la VHS d’abord, puis, dans une moindre mesure, par le DVD (celui du « direct-to-DVD », renvoyant les films jugés indignes d’une exploitation salle à leur statut de « vidéo », sans passer par la case « cinéma »). Mais dès les années 1980, la VHS, rembobinable à l’infini, devient le refuge en même temps que le tombeau d’une tradition underground qui finira chassée des salles. Avec ses défauts gros comme des qualités, le bis à l’état pur (donc très impur) disparaît au profit de l’hyper professionnalisme du cinéma contemporain. Or ce qu’il y a de beau chez Henenlotter, c’est que son cinéma le plus mur semble hanté par la fatalité de sa disparition prochaine. C’est ainsi que la trilogie Basket Case se boucle, trois ans avant l’arrivée de Giuliani au pouvoir, sur un coming out complètement désespéré ; c’est aussi pourquoi le laborantin de Frankenhooker ressuscite son épouse au risque d’en faire une catin. Il y a là comme un geste dédoublé de la part de Henenlotter, un geste bis, précisément : celui d’aller encore plus loin dans l’absurde en bricolant un montre-pute (à l’image d’un sous-genre un peu pute aussi – et de fait, il voisine avec), et d’en faire le chant du cygne le plus racoleur possible d’une tradition drôlement subversive. C’est pourquoi le choix de Henenlotter, en regard des quatre vigilantes, ne peut pas être le fruit du hasard – mais plutôt d’un dialogue. D’un côté, la répression des freaks, caricaturant dans The Exterminator et Maniac Cop en particulier le sous-genre le plus américain qui soit : l’élimination individuelle de la vermine, dans le sillage de Friedkin, Charles Bronson et Dirty Harry. De l’autre, l’autocélébration carnavalesque de ces mêmes monstres, que les premiers aspirent à supprimer. Soit les deux pôles opposés de l’underground, cinéma extrême par nature, dont l’un constitue la réponse du berger à la bergère de l’autre – et vice versa. Sur le baromètre des années Reagan, la zone du bis, c’est celle où les extrêmes se touchent parce qu’ils s’élèvent à l’apogée du parodique.
Mais contrairement aux quatre vigilantes un peu myopes du premier coffret, il y a chez Henenlotter la théorisation constante de son propre genre. Sa nature (faite de tocs et de faux-semblants) mais aussi son destin, se nouent dans l’anticipation de sa mort. D’où la surenchère manifeste de son cinéma, avec des monstres de plus en plus rapiécés, de plus en plus marginalisés aussi – de la 42e rue du premier Basket Case, les monstres migrent au fur et à mesure des épisodes, jusqu’à faire intrusion dans les foyers par le biais d’une annonce télévisée (à moins que ne soit justement annoncé l’internement vidéographique à venir de cette branche de cinéma pestiféré). Les drames aussi deviennent toujours plus inquiets : l’activisme terroriste de Basket Case, puis le refus de deuil de Frankenhooker, dont l’intrigue découle moins d’une pulsion démiurgique que de l’intention désespérée de conjurer l’irréparable. La démence boulimique des derniers films d’Henenlotter, toujours drôles, s’apparente ainsi à une toute fin de récrée : quand, alors que la sonnerie s’apprête à retentir, les enfants surchauffent et accélèrent dans l’espoir que les secondes deviennent des heures. Mais Giuliani et l’industrie du cinéma ont fini par sonner la cloche, et la parenthèse Sex Addict exceptée (2008), Frank Henenlotter a bel et bien disparu des radars. Ce dernier film, injustement méconnu et qui ferait passer Nymphomaniac pour une mièvre leçon d’éducation sexuelle, commence ainsi : « I was born with seven clits. » Mais ça, c’est une autre histoire – et elle ne connaîtra pas de suite.