Lorsqu’en janvier 2014, sont sortis sur nos écrans les deux volumes de Nymphomaniac, l’information selon laquelle la version diffusée en salles avait reçu l’accord du réalisateur mais «sans aucune autre implication de sa part» a largement été commentée. De la part de Lars Von Trier, réalisateur habitué aux polémiques (qu’elles soient liées au contenu même de ses films ou à ses déclarations publiques comme à Cannes en 2011), on pouvait aisément se douter que l’intention était surtout de cultiver l’image d’un auteur maudit et mal-aimable, responsable d’un film impossible à montrer en l’état à un public pourtant familier de ses outrances (Antichrist restant probablement le plus bel exemple). Avant même que le premier volume de Nymphomaniac ne soit projeté dans son intégralité, il était donc impossible de ne pas penser par anticipation au sens et au contenu de cette dissimulation volontairement orchestrée (par le producteur ou le réalisateur lui-même ?) : plan marketing (pour encourager les spectateurs les plus téméraires à se ruer sur le director’s cut) ou parfaite démonstration d’un cinéma de la mauvaise conscience qui rend suspect notre désir d’en voir un peu plus, la sortie en DVD et en Blu-ray de cette version entièrement validée par LVT pourrait mettre un terme à ces hasardeuses suppositions.
Linéarité et littéralité
La première chose qui frappe, au cours de ces cinq heures et vingt minutes qui composent cette nouvelle version, c’est que la construction du récit est strictement identique à celle distribuée en salles. Joe (Charlotte Gainsbourg) est retrouvée agonisante par Seligman (Stellan Skarsgård) qui la recueille chez lui. Débute alors le même récit autobiographique de la jeune femme, entrecoupé par les interventions érudites de son hôte, au cours duquel nous sont décrites les principales étapes d’une vie entièrement dévouée à la pratique insatiable de la sexualité sous toutes ses formes et avec de multiples partenaires. L’équilibre de ce récit à deux voix s’articule toujours autour du même antagonisme : à la description directe, froide et pétrie de jugement moral de Joe sur sa propre addiction s’oppose la rigueur bienveillante de Seligman, prêt à tout entendre sans juger, lui qui n’a jamais rien expérimenté. Le récit déroule donc le même programme, juxtaposant de manière ludique les séquences, des premières années d’expérimentation (l’actrice Stacy Martin ouvrant le bal pour incarner les débuts de la nymphomane) à cette passion contrariée pour Jérôme (Shia LaBeouf) qui ne cessera d’agrandir le gouffre mélancolique dans lequel Joe se jette à corps perdu. La force du film continue donc de tenir à cette manière dont le personnage principal disparaît derrière ses exhibitions répétées et se laisse aspirer par une quête de l’absolu que Lars von Trier met en scène avec une touche de kitsch qui flirte par endroits avec le sublime.
Sexes dressés
Devant cet étrange sentiment de répétition, on est donc tenté de succomber à la trivialité du jeu des sept erreurs, tentant de recenser tous les plans absents de la version exploitée l’année dernière. Sans surprise, ce sont les scènes les plus explicites dans ce qu’elles figurent (et non dans ce qu’elles formulent) qui ont fait les frais de cette auto-censure. Ici, une ellipse qui disparaît (dans un train, la jeune Joe prenant dans sa bouche le sperme d’un voyageur), un contrechamp qui réapparaît (le fœtus violemment extirpé lors d’un avortement sauvage) qui prouvent, s’il en était besoin, que leur rajout ne constitue jamais un apport narratif supplémentaire mais qu’il s’inscrit plutôt dans la volonté habituelle du réalisateur d’indisposer le spectateur en lui mettant sous le nez cette matière que la moralité condamne au hors-champ et à la suggestion. Là où cette question prend de l’ampleur, c’est dans la représentation du coït. Que ce soit lorsqu’il y a multiplicité des partenaires ou dans les rapports avec Jérôme, LVT s’attarde sur les phallus qui pénètrent sans ménagement une Joe de plus en plus inaccessible.
Ainsi, on découvre dans son entièreté une scène qui avait partiellement disparu au montage, celle – polémique – des «hommes dangereux» où l’on voit Joe retrouver dans une petite chambre d’hôtel deux Africains aux sexes surdimensionnés. Réduite à son simple échec dans la version originale, la séquence s’attache ici à représenter de manière assez frontale l’acte de la double-pénétration (on saluera au passage les personnes en charge des incrustations, plus vraies que nature) et son inachèvement. En partant d’un cliché, le fantasme sexuel que peut susciter l’homme noir – et qui a valu à LVT d’être qualifié de raciste (comme à l’époque de la sortie de Manderlay) alors que le réalisateur ne fait que reprendre à son compte les projections névrotiques de Joe, les mêmes qui font le sel d’une grande partie de l’industrie du porno américain –, on aboutit à un malentendu (la question du langage est d’ailleurs au centre de la scène) qui signe l’échec d’une mise en scène commanditée par la jeune femme. Ici plus qu’ailleurs, la véritable tension sexuelle n’aboutit sur rien d’autre qu’une dispute où le regard des hommes se détourne du corps féminin. C’est probablement dans l’aveu de cette vanité que Nymphomaniac dévoile ses tréfonds les plus intrigants, la sortie du director’s cut en étant la preuve supplémentaire.