Les éditions Potemkine ont la bonne idée de ressortir ce moi-ci en DVD un film trop rare sur les écrans, réalisé par l’un des papes et pères fondateurs du Nouvel Hollywood, Dennis Hopper. Out of the Blue, sorti en France à l’époque sous le titre simplet de Garçonne (on préfère de loin le titre original et ses multiples interprétations), est réalisé en 1980, onze ans après la bombe Easy Rider. Éclipsé par ce dernier, monument déjà trop culte et forcément moins intrigant, Out of the Blue est un soleil noir, une œuvre d’une lancinante violence et d’un nihilisme déroutant, magnifié par le jeu d’une jeune actrice parfaite d’ambiguïté, Linda Manz. Voir ou revoir aujourd’hui un tel élan créateur et transgressif fait l’effet d’une bonne claque, et on se redit que, tiens, le culot, la révolte, la transgression sont bien rares dans les salles de nos jours. Si le film sème ainsi le trouble et laisse sa trace c’est aussi parce qu’il propose l’un des plus beaux portraits d’adolescente au cinéma, portrait qui, trente ans plus tard, n’a pas pris une ride.
Elvis est mort
C’est une histoire de famille américaine pas très classique. Don, le père, alcolo, incarné par Dennis Hopper, purge une peine de prison pour avoir percuté un bus scolaire et causé ainsi la mort de dizaines d’enfants. Kathy la mère, hystéro, écume les bars, s’enfile les seringues comme elle enchaîne les hommes. Cindy, l’ado, qui était dans le camion de son père le jour de l’accident, cauchemarde la collision et doit bien se débrouiller avec tout ça puisqu’on ne choisit pas ses parents. Son père est en prison, sa mère au bord du trottoir. Elle idolâtre Elvis – déjà mort puisque nous sommes à la fin des années 1970 – et rêve d’intégrer un groupe de rock en mode punk, façon Johnny Rotten. Jusqu’au jour où le père est de retour.
Le film se place d’emblée dans cet interstice musical et temporel de la mort du King et de l’affirmation des mouvances punks. Une certaine image de l’Amérique s’effondre donc accompagnant avec elle la perte de repères. Le passé pour Cindy est soit monstrueux (l’accident dont elle a été témoin) soit trouble (sa relation avec son père). La scène la plus exemplaire, affichant l’ambiguïté et les non-dits de leur relation est celle du parloir (et aussi la scène d’apparition de Dennis Hopper) : Cindy accompagnée de sa mère rend visite à son père en prison. Pour un garçon manqué, elle est bizarrement accoutrée, comme une jeune fille de bonne famille. Très vite la mère est exclue du champ contrechamp et du jeu de regards entre le père et sa fille. Et la caméra se concentre sur le trouble entre le père et la fille pour clôturer la scène sur un gros plan de Hopper en larmes. Si le passé est lourd, l’avenir n’a pas vraiment de visage ni de ligne d’horizon : Out of the Blue se place à contretemps d’Easy Rider dans lequel le tracé des routes goudronnées servait de moteur à l’action et à l’histoire des deux héros motards traversant l’Amérique en cylindrées. Ici, la collision entre le camion du père et le bus scolaire a fait tout partir en vrille ; le monde est en fumée et la famille en éclats, tel un vaste chaos nihiliste. Plus de route donc si ce n’est accidentée, laissant un gouffre béant dans lequel s’engouffrent les protagonistes. Plus de but, plus de valeur, encore moins de psychologie. Le film semble se débarrasser de tout ça, pour ne garder que des échappées musicales, des dissonances et superpositions sonores. Le portrait de l’héroïne, ses états d’âme sont traduits par la bande son de Tom Lavin et les choix de chansons, notamment celle qui parcourt le film comme un refrain, Hey Hey My My écrite par Neil Young et dont le titre du film emprunte l’un des beaux vers. Elvis mort, les enfants du bus défunts, ne restent du passé que des traces : celle de la fumée de l’accident qui hante les rêves et celle du spleen mélodique d’Elvis que Hopper frotte à la force brute des riffs punk.
Le bleu du ciel
Il n’y a finalement pas de geste plus désespéré que de démarrer un film sur un accident et de l’achever en une explosion finale dont on taira le modus operandi pour ne pas en dévoiler la fin. D’une certaine manière, la boucle est bouclée. Acteur, cinéaste mais aussi peintre, Dennis Hopper est un artiste au sens large du terme et on retrouve dans certains plans une composition quasi picturale, proche d’une peinture abstraite. Comme si le bleu immaculé des ciels de Easy Rider était constamment bousculé, taché (par des mouettes aux trajectoires folles) ou dévoré par les flammes. La toile de fond vertigineuse du bleu se métamorphose en paysage chaotique confinant à l’abstraction avec de violents aplats de couleurs. Comme s’il s’agissait soudainement de quitter ce bleu immaculé, trop beau pour être vrai, avant de s’enfoncer dans les ténèbres. La beauté du film tient dans ce geste presque initiatique de passage du bleu au noir. Le passage prend la forme d’une déambulation, celle de Cindy, lors de ses fugues répétées, quand elle part errer en ville. La caméra ne fait que la suivre au gré de ses rencontres, dans sa propre solitude. Ses errances préfigurent bien avant l’heure la peinture des ados d’un Gus Van Sant ou d’un Larry Clark. Passant du bleu au noir jusqu’à à la tombée du jour, cette déambulation en ville est sans doute la plus belle échappée du film, cet instant de liberté où elle se prend en main, loin de ses proches. C’est la rencontre au point du jour entre une solitude et le monde.
Fureur de vivre
C’est Linda Manz qui prête son visage à Cindy, actrice trop rare que l’on a pu voir dans Les Moissons du ciel de Terrence Malick ou bien plus tardivement dans Gummo de Harmony Korine. L’énergie de son jeu soulignée par la fragilité et la délicatesse de son physique, toujours tendue sur un fil, en font une héroïne sensible d’une ambiguïté rare, plus mi-fille mi-garçon que véritable garçonne (d’où le mauvais titre français de Garçonne). Elle est constamment à cheval entre deux âges, entre deux sexes, entre deux états. Héroïne transgenre, du haut de sa petite taille, elle concentre beaucoup de contradictions jusqu’à la scène de sa transformation suprême – instant sidérant – en Elvis, cuir du père sur ses frêles épaules et cheveux gominés à l’appui. Son ambiguïté est d’autant plus forte dans les moments de désespoir où l’on ressent à la fois le lien indéfectible du couple qu’elle forme avec son père et la violence de sa volonté de détachement. Elle cauchemarde le passé et réfute l’avenir ; pour grandir, il ne lui reste plus que l’instant présent, l’instant de l’irruption et de l’inattendu, entre pulsion de mort et urgence de vivre. C’est par les traits graciles et dures de ce bout de fille que Out of the Blue atteint un tel degré de fulgurance poétique, jusqu’à mêler en un seul chant la révolte punk et le soleil noir de la mélancolie. « Out of the blue and into the dark » comme disait Neil Young.