Sur la trame d’une pellicule magnifiquement illuminée par la splendeur naturelle du crépuscule et la cotonneuse ataraxie du monde rural, prend place une histoire simple, une histoire d’amour à trois. Terrence Malick, et ses chefs opérateurs Almendros et Wexler, génies de la photographie et de l’éclairage, faisant de ce film l’un des plus beaux par un grain naturel qui ne peut se comparer qu’au Barry Lyndon de Kubrick, signent avec Days of Heaven une ode aux ravages de la passion, une épopée calme et tranquille, presque placide, alors que sous les océans dorés de ces moissons éternelles couve l’ardente blessure qui mène de l’amour à la douleur, pour autant que l’un puisse être séparé de l’autre.
À la surface des champs
Cette image si parfaite dans sa céleste lumière, céleste car référentielle, dans le titre même, une citation biblique, ne doit pas cacher la profondeur du film, alliée avec subtilité à la technique : nous sommes en 1916, et l’on passe de Chicago, la ville sale, la ville souillée, la ville du mal au Texas. C’est une représentation typique de la vague de romanciers américains du début du XXe siècle, comme Theodore Dreiser avec Sister Carrie qui installa en paradigme l’innocence rousseauiste de la campagne par opposition au monde corrompu de la ville, bien connu en Europe depuis Balzac. Le convoi des travailleurs de toutes origines, arche de Noé voguant sur les mers de fer, rare manifestation d’une technologie fort peu présente encore à l’époque : il n’y a pas d’électricité, d’où le trait de génie, celui d’avoir refusé tout éclairage artificiel, et d’avoir tourné, ô prodige du caprice du réalisateur, uniquement lors de « l’heure bleue », instant de magie lumineuse, où disparaît le soleil, mais où, comme en un souvenir implanté sur la focale d’un appareil photographique, sa lumière perdure. Ombres fugitives incrustées dans l’image, les travailleurs aux champs constituent autant de tableaux réalistes mais aussi quasi-impressionnistes, sans filtres, sans artifice : on admire l’adéquation de la technique à la réalité sociologique ; qui sont ces innombrables fermiers, sinon d’anonymes forçats en quête d’un travail qui leur permet seulement de vivre, de survivre dans un monde qui doucement glisse vers la standardisation et la productivité de masse ? Ces ombres sont autant de souvenirs d’un temps où le corps individuel suffisait à assurer la survie.
Cette lumière vient donc du passé : elle diffuse un onirisme permanent dans le film, installe le spectateur dans un autre monde, un monde presque idéal, un monde presque originel. Le professeur de philosophie Malick développe dans ce film sa conception du jardin d’Eden.
L’Eve de ce havre de silence, viendra telle une apparition de pure beauté, céleste elle aussi, mélangeant finalement l’archétype de l’Eve génésique et celui de la Vierge néotestamentaire, avatar de la Minnie de La Fiancée du Far West de Belasco, peintre des mineurs immigrés, sorte de Jeanne d’Arc, de pucelle des Amériques, que Puccini fera vivre dans un des plus beaux opéras du répertoire, en 1910. Malick reprendra le personnage de Pocahontas dans Le Nouveau Monde exactement de la même manière, agissant cette fois-là sur une réalité historique et non plus fictionnelle. À l’instar de ces plans sans fin sur la beauté d’obsidienne des cheveux de Brooke Adams, les visages burinés, les corps harassés de Richard Gere et de Sam Shepard s’incarnent dans les plans d’ensemble que privilégie le film. Profondeur de champ, distanciation, sont les maîtres mots de ces minutes panoramiques, pendant lesquelles se déroule la vie au sein des moissons d’automne. Admirables étendues de flammes, de blés et d’insectes, évocation biblique là encore, celle des plaies d’Égypte, aveugle témoignage de la colère divine, simplement présentée dans le film de Malick comme la réponse naturelle du monde à l’invasion des hommes.
De la nature et des hommes
En effet, ces personnages, ces caractères à peine esquissés (on reprocha le manque de profondeur psychologique au réalisateur, sans réaliser que cette profondeur est implicite dans le traitement même de l’image) cèdent la primeur parfois à des natures mortes, sorties d’un rêve de peinture flamande, tel ce verre d’eau enfoui sous la rivière, poignant témoignage du temps qui passe, du fameux « pantha rei » d’Héraclite : tout s’écoule, rien n’est immobile, et certainement pas cet amour qui se meut et qui se meurt entre les personnages. Seule présence narrative du film, cette histoire murmurée, chuchotée de l’indicible attirance qui se noue entre la proie et la prédatrice : il ne faut pas perdre de vue que ce film contemplatif, méditatif serait un terme plus adéquat, repose sur une intrigue sordide ! Le couple pauvre manipule un vieux riche pour s’approprier son argent en jouant sur ses sentiments ! On a écrit des polars pour moins que cela ! Pourtant, sur ce substrat qui marie le vaudeville au Grand-Guignol, Malick a construit une admirable réflexion sur l’éphémère et la nature, sur le passage du temps et l’éternel retour, conflit coextensif à la présence de l’homme dans la nature.
Malick refuse le pessimisme, tout au plus, il habite son œuvre d’une étrange mélancolie, celle qui consiste à chercher l’humain pour regretter sa présence, à narrer les élans du cœur pour mieux briser les désirs d’éternité de l’homme belliqueux ; il en ira ainsi dans La Ligne rouge, dans Le Nouveau Monde, témoignages tout aussi magistraux de la majesté marmoréenne de la nature qui préside aux destinées fugaces des hommes de guerre, des hommes de conquête. On retiendra ce plan dans Les Moissons du ciel, celui de la maison familiale lors du retour de Richard Gere, vers le milieu du film : on la voit sous trois angles différents, comme en quête d’un être humain, comme en un mouvement paranoïaque (curieusement, le tout début d’Une histoire vraie de Lynch, situé dans un contexte un peu similaire, mais moderne, illustre la même inquiétude, par une approche lancinante de la maison du vieil homme). Richard Gere retrouve alors sa fiancée, et en lieu et place d’un dialogue qui ne pourrait être que convenu, on a un plan fixe sur une plante, sur une végétation domestiquée, qui illustre à la fois le pouvoir vain de l’homme sur la nature, qui ne peut la réduire qu’à la dimension d’un pot de fleurs, et la stagnation d’une relation amoureuse vouée à la disparition. Qui oserait encore parler de manque de profondeur psychologique ?
Et comment ne pas évoquer la musique, se transformant en silence au détour d’une image, comme en un miroir de cette présence humaine tantôt perçue, tantôt devinée ? L’humanité dans le film est souvent confrontée aux soubresauts de la nature, jamais perçue comme capricieuse, pour éviter tout anthropomorphisme contraire à la vision du réalisateur, mais plutôt comme incomprise : à l’échelle microcosmique de ces vies de travailleurs qui ne durent que le temps de quelques moissons, ces manifestations jadis perçues comme colère de Yahvé, pour ces errants venus en exode depuis Chicago, sonnent le glas d’un monde en évolution, qui palliera l’impuissance de la domination sur la nature par l’utilisation de la technologie et de la volonté de conquête.
Malick convoque dans ce film les réflexions que l’on peut lire chez les transcendantalistes américains de la fin du XIXe siècle : Thoreau, Emerson, et Hawthorne, dans une certaine mesure. Eux qui purent influencer Walt Whitman, déclaraient réconcilier l’homme et la nature, par une intégration de l’homme au sein de la nature, de façon symbiotique. C’est le propos de Walden de Thoreau, c’est celui d’Emerson qui perçoit dans les montagnes et les champs la présence de l’Oversoul, sorte d’idéal néo-platonicien, de présence à juste titre transcendantale, qui a pour nom Dieu mais qui n’est que la somme des parcelles de divinité que chaque homme porte en lui. Étrangement, cette conception de l’individualisme divin sera développée par les chantres du capitalisme et de la notion de self-made man, faisant donc le lien, typiquement américain, entre la conquête de l’équilibre entre la nature et l’homme, de cette fameuse frontier que la conquête de l’ouest a su repousser jusqu’à l’océan, et la valeur du travail. Malick dans Les Moissons du ciel ne fait pas autre chose que reprendre ces thèmes, il n’est pas animé de pessimisme, il sait illuminer l’intérieur de ses personnages, il a cette intuition de l’âme qui transparaît dans ces beaux visages, fussent-ils tourmentés par le doute ou par la passion. La ferme que les transcendantalistes habitèrent à Concord, utopie fourriériste avant l’heure entre 1840 et 1860, devient la ferme du personnage de Sam Shepard, avec un je-ne-sais-quoi de désabusé, comme dans les œuvres de Steinbeck, où technologie, psychologie, tradition rurale s’entrecroisent et sont les maîtres-mots.
Ces ombres fugitives des fermiers dont l’illustration fut récompensée par un oscar de la meilleure photographie, ce sont aussi celles de la caverne de Platon, fameuse allégorie qui prétend que nous sommes dans les chaînes de l’esclavage lorsque nous refusons de contempler la lumière de l’Idée.
En effet, les travailleurs malmenés, les amours rompues, les désirs inavoués enchaînent les protagonistes à leur nature humaine, tandis que le spectateur assiste émerveillé aux plans infinis sur la beauté du monde et la quiétude naturelle des espaces silencieux et éternels.