Il est admis de longue date que le bide monumental de La Porte du Paradis clôt en 1980 la folle aventure du Nouvel Hollywood, qui s’était ouverte en 1969 sur le triomphe d’Easy Rider. Or, deux ans à peine après ce road-movie générationnel, qui douchait déjà les espoirs de la contre-culture américaine – et rappelait opportunément que tout succès est une forme de malentendu –, Dennis Hopper signait avec The Last Movie une œuvre à peu près aussi suicidaire que celle de Michael Cimino. Mais là où ce dernier péchait par la démesure viscontienne de ses ambitions, Hopper fit un feu de joie du million de dollars que le studio Universal eut l’imprudence de lui accorder, en pariant que le public contestataire de l’époque le lui rendrait au centuple. Armé de son director’s cut, le renégat préféra allumer un gigantesque bûcher des vanités hollywoodiennes, geste qui lui valut une mise à l’index pour la décennie suivante.
« We Blew It »
C’est du moins ainsi que ce film maudit entre tous est passé à la postérité. La vérité de ce sabordage est plus complexe, comme l’ont révélé deux documentaires réalisés dans l’ombre de The Last Movie, The American Dreamer (1971) et Along for the Ride (2016). Dans le premier, Hopper apparaît en junkie aux abois, véritable supplicié de la table de montage, à laquelle son ami Alejandro Jodorowsky s’est invité à exercer un droit de regard. À l’en croire, le surréaliste chilien serait l’auteur d’une version « magnifique », saccagée par l’Américain, qui ne demandait conseil que pour mieux n’en faire qu’à sa tête. Reste que le mysticisme de Jodorowsky infuse le montage définitif, qui trahit aussi l’influence des nouvelles vagues européennes. Celle-ci est identifiable dans la récurrence des jump-cuts ou la narration non linéaire, mais aussi dans le choix d’un sujet dont le dispositif rappelle immanquablement celui du Mépris. The Last Movie suit en effet la trajectoire de Kansas (Hopper), un cascadeur équestre décidé à refaire sa vie au Pérou auprès de la jeune femme qu’il a rencontrée sur le tournage d’un western endeuillé par une tragédie : le film dans le film est ici mis en scène par Samuel Fuller, qui prend la place de Fritz Lang chez Godard.
Et comme chez Godard, c’est la fin du cinéma qui est mise en scène, dans un parallèle évident avec la désagrégation d’un couple. À ceci près qu’elle tient moins ici de l’oraison funèbre que de la bacchanale, et que l’acte de décès est dressé avec une allégresse sexuelle qui ne laisse aucun doute sur la porosité entre vérité et fiction sur le plateau, comme si le film se voulait aussi un documentaire sur les mœurs décadentes d’une cour en exil de son royaume californien. Dans cette cohorte sous LSD, outre Fuller, figurent les complices Peter Fonda et Dean Stockwell, le regretté Tomás Milián dans un rôle de curé dévoyé, et les singers-songwriters Kris Kristofferson et Michelle Phillips, autant d’aristos hippies temporairement en rupture de ban. Hopper et Phillips convoleront même dans la foulée du tournage, avant de divorcer huit jours plus tard, la chanteuse de The Mamas and the Papas reprochant à l’enfant terrible qui fut furtivement son mari sa débauche, qu’elle disait choquante même au regard des standards débridés de l’époque.
Dernière séance
La mort du cinéma, ou plutôt son sacrifice, est ici l’occasion de célébrer une renaissance, celle d’un art que réaniment des villageois péruviens de plus en plus fascinés, au point de se détourner de la religion catholique pour lui préférer ce nouvel opium du peuple. Dans ce rituel païen, où perches et caméras postiches sont faites de bambous, la violence en revanche est bien réelle, dans une inversion du simulacre qui désacralise le cinéma pour le livrer à l’étreinte de la vie dans ce qu’elle peut avoir de plus âpre, de plus fou et de plus charnel. À bien des égards un (ego-)trip tiers-mondiste, The Last Movie est aussi un pamphlet contre le pouvoir corrupteur de l’Occident, dont Hollywood serait le dernier cheval de Troie en date. À la naïveté d’une imagerie bucolique – Kansas et Maria (Stella Garcia) font l’amour au pied d’une cascade –, succède bientôt la déliquescence d’orgies au bordel, où des Américaines en vison s’échauffent au spectacle de prostituées en train de se tripoter, face à un mur couvert de photos d’enfants décharnés. Leurs compagnons caressent quant à eux le vain projet d’exploiter une hypothétique mine d’or, au mépris de l’absence d’infrastructures dans le pays, noyant leurs illusions dans l’ivresse et les violences conjugales. Plus tard, on apprendra que ce filon est le fruit d’une imagination enfiévrée par le souvenir obsédant du Trésor de la Sierra Madre, le cinéma engendrant chez Hopper décidément bien des chimères.
Pris dans le vertige de la mise en abyme, le spectateur s’épuiserait à chercher une échappatoire à ce film dissous dans la réalité même de son tournage. Ce geste d’insoumission radical peut aussi être vu comme un constat d’échec politique. Car si la notion d’auteur y est clairement sacrifiée sur l’autel d’une transe collective, les paysans qui se sont réapproprié les « moyens de production » n’en font rien d’autre qu’un autodafé, où les livres auraient simplement été remplacés par un amas de pellicule.