Bernard Rose lui-même définit Paperhouse comme « son » premier film, le premier dans lequel il se soit réellement impliqué, le premier qui ait été vraiment personnel. Tellement personnel, tellement hors des sentiers battus, que le film n’a jamais trouvé son public, et qu’il a été éclipsé, dans la filmographie de son réalisateur, par Candyman, sans doute à raison, ce dernier étant un chef‑d’œuvre au sens plein du terme, le meilleur film de son réalisateur et un classique inaltérable du fantastique. C’est donc admettre que Paperhouse est moins bon, qu’il a des défauts : soit. Mais il convient aujourd’hui, à la faveur de cette inattendue édition DVD/Blu-Ray, de rappeler à quel point le film est important, notamment parce qu’il évoque un fantastique très particulier, circonscrit aux années 1980, où l’imaginaire et le fantastique transparaissaient à l’écran d’une façon très singulière.
Qui se souvient encore aujourd’hui de Navigator (Vincent Ward, 1988), des Ailes de la renommée (Otakar Votocek, 1990), de Lady in White (Frank LaLoggia, 1988) ? Ces années-là étaient celles du triomphe de la VHS, du marché inépuisable du cinéma à la maison, des opportunités commerciales ouvertes de ce fait – opportunités dans lesquelles le fantastique, tout particulièrement, s’est engouffré. D’où, les excès ultra-gore de certains (les Evil Dead, le Bad Taste d’un Peter Jackson pas encore assagi, The Deadly Spawn…), la redéfinition du cinéma d’exploitation par le slasher (via Freddy Krueger, Jason Voorhees, Mike Myers…), la perversion du cinéma familial par Joe Dante, John Landis et compagnie, etc. Tout particulièrement, ces années-là permirent aussi l’émergence d’un cinéma onirique, surréaliste, héritier lointain de l’expressionnisme des années 1930, dont l’appartenance transgenre a causé, à un moment où il importait qu’on puisse vous ranger sur les étals des vidéoclubs, pour la plupart, l’échec commercial et l’oubli.
C’est le cas, malheureusement, pour les films cités au-dessus, et pour le Paperhouse de Bernard Rose. Bien malin sera celui qui sera capable de faire rentrer le film dans une case : essai arty post-expressionniste, film d’horreur, film pour enfants (car quand on fait un film sur les enfants, c’est un film pour enfants, c’est bien connu…), drame psychologique… ? Bernard Rose n’en a cure : tel qu’il le dit dans l’entretien qu’il a accordé pour cette édition DVD, Rose a fait avec Paperhouse le film qu’il voulait faire.
Nous voilà donc au chevet d’Anna, jeune fille de 11 ans revêche et arrogante, en conflit avec sa mère et manquant de père, celui-ci étant toujours en voyage professionnel. Anna s’aperçoit bientôt que l’un de ses dessins, représentant une maison, devient, alors qu’elle sombre dans le sommeil, le cadre de son rêve : un cadre tellement réel que, lorsqu’elle dessine un visage à la fenêtre, un véritable petit garçon apparaît…
Rose ne doute jamais de la véracité des fantasmes de son héroïne : pour autant, ce n’est pas le cas des personnages annexes. Par eux, passe le non-dit terrible : Anna, fiévreuse et hyperactive, ne plonge-t-elle pas dans la folie ? Une impression d’autant plus forte que, à mesure que les rêves deviennent de plus en plus sombres, Anna est de plus en plus agitée.
Le passage à l’adolescence, la découverte de l’altérité, le manque de confiance vis-à-vis des adultes : tout cela sous-tend Paperhouse, avec une subtilité remarquable. Bernard Rose, plutôt que de surligner avec emphase ces thèmes, s’attache à capturer le trouble d’Anna, interprétée avec une intense ambiguïté par Charlotte Burke, et à construire un monde onirique unique, riche et crédible. Largement influencé par l’expressionnisme, comme le film-modèle avoué de Bernard Rose, La Nuit du chasseur de Charles Laughton, Paperhouse tisse un monde onirique troublant, cauchemardesque et merveilleux, à mille lieues du baroque rigolard de la saga contemporaine de Freddy Krueger.
Cas unique, le film est soutenu par une double partition, celle du vétéran Stanley Myers, symphonique et inspirée de Gabriel Fauré, étant symbiotiquement liée aux accents synthétiques d’un Hans Zimmer alors débutant. Bernard Rose avoue sa préférence pour les compositions de Stanley Myers et, s’il est affaire de goût d’abonder dans son sens, il faut néanmoins noter à quel point le jeu musical à deux voix est une caractéristique remarquable de Paperhouse, de la même façon que la partition merveilleuse de Philip Glass a largement contribué à la réussite de Candyman.
Audacieux dans sa forme, troublant dans le fond, Paperhouse possède le charme sans compromis des contes de fées à l’ancienne, où l’on traitait du mal, de la mort, de la trahison et de la peur avec le respect qui leur est dû. Cela fait également du film une expérience étonnante, tant le propos est grave par-delà une forme onirique plutôt douce : peut-être le plus beau de ces moments de cinéma qui germèrent, exclusivement, au tournant des années 1980 – 90.
Le DVD/Blu-Ray proposé par Metropolitan FilmExport rend remarquablement justice au film : le transfert est d’une netteté époustouflante (plus intensément encore en Blu-Ray, évidemment), renforçant l’aspect précis de l’image voulu par Bernard Rose. Le réalisateur s’est rendu disponible pour plusieurs entretiens passionnants sur la conception du film, qui sont également l’occasion de découvrir des gestes de cinéma étonnants et émouvants – ainsi, la raison pour laquelle Charlotte Burke n’a que Paperhouse dans sa filmographie, que nous laisserons découvrir aux spectateurs. En exergue, le réalisateur Pascal Laugier parle de sa passion pour le film.