Avec ses couleurs éclatantes et sa photographie tout en nuances, Duel au soleil méritait bien une restauration méticuleuse. C’est désormais chose faite grâce à Carlotta qui présente le western de King Vidor dans un somptueux coffret : outre un DVD et un Blu-Ray, on y trouvera un copieux et remarquable essai de Pierre Berthomieu sur la genèse compliquée et la spécificité de cette œuvre unique en son genre, qui doit autant à la sensibilité de Vidor qu’à la folie du producteur-démiurge David O. Selznick.
Enquête sur une passion
Duel au soleil est l’histoire d’une passion dévorante qui, circulant entre les personnages du scénario, contamina bien vite la production du film lui-même : comme Pierre Berthomieu le raconte en détail dans l’essai Le Temps des folies : la fabrique de Duel au soleil, David O. Selznick pense à l’adaptation en film du roman de Niven Busch dès 1944 et fait réécrire avec acharnement le scénario jusqu’à – fidèle à son habitude – lui imposer totalement sa patte. C’est qu’en bon Pygmalion, il conçoit le film comme un écrin pour l’actrice montante qu’il a prise sous son aile, Jennifer Jones. Le synopsis est des plus simples : vers la fin des années 1880, Scott Chavez, homme aussi taiseux qu’impulsif, tue son épouse — danseuse dans un tripot de la ville — et un client de cette dernière après les avoir surpris dans les bras l’un de l’autre. Juste avant d’être pendu, il fait part à sa fille Pearl (Jennifer Jones) de son désir de la voir rejoindre le Texas, où il espère qu’elle échappera au vice et à la corruption du Mexique natal pour devenir une femme comme il faut. La jeune héroïne débarque dans la propriété des McCanles, où elle jure par son métissage avec l’ensemble de cette famille sudiste : Madame, malgré son apparente ouverture d’esprit, a conservé son esclave, et son époux le Sénateur ne manque pas une occasion de déstabiliser Pearl avec des insinuations et des jeux de mots racistes.
Pearl ressemble certes à première vue à l’archétype de la parente désargentée qui ne doit son salut qu’à la bonté et à la charité (relatives) des McCanles. Mais son apparente indigence recouvre en fait un double-fond tragique, hérité de son père : une romance interdite qui vira à la passion tragique. Cousine éloignée de Chavez, Laura Belle McCanles (Lillian Gish) fut aussi sa maîtresse : comme on l’apprendra tardivement dans le film, peu avant la mort de Laura, l’amertume du Sénateur et son infirmité (laquelle, signe d’impuissance, symbolise également sa castration) sont de son propre aveu la conséquence directe de sa jalousie ; de la haine qu’il couvait vis-à-vis de Chavez pour lui avoir un temps ravi sa femme. Or c’est précisément le spectre de cet amour défendu qui, loin de s’être dissipé, continue de hanter le présent à travers Pearl, livrée pendant tout le film au regard des hommes mais fatalement destinée à un seul – Lewt (Gregory Peck), le frère cadet de Jesse McCanles. Lewt, s’il semble au commencement la traiter avec la même condescendance que ses aînés, est en réalité le seul à comprendre que Pearl et lui-même — par le passé tragique qui lie leurs géniteurs – forment une seule et unique entité rêche et indomptable, incompatible avec l’esprit de communauté que les notables tentent de rendre souverain.
Un monde en noir et en couleurs
Vidor rend tangible la persistance de cette passion étouffée dans l’espace du plan, en jouant de façon assez simple et en même temps virtuose sur des contrastes francs entre couleurs vives et obscurité, lumière et ténèbres. Ainsi, dans le prologue nocturne, lorsque Pearl assiste impuissante au meurtre de sa mère et de son client par Chavez, le cinéaste filme Jennifer Jones d’abord tapie dans l’obscurité, à l’extérieur de la maison, tandis que la scène de crime se déploie en ombres chinoises dans la lumière très intense – du même jaune que le haut qu’elle porte à ce moment-là — qui emplit les fenêtres. Après que le second coup de feu a retenti, elle s’élance hors de sa cachette dans un geste désespéré, en direction de la source de lumière : elle peut désormais crier le nom du père. Mais lorsqu’elle se met en route pour Spanish Bits, le ranch gigantesque des McCanles, Pearl a troqué son petit haut jaune contre une tenue de deuil : elle est toute de noir vêtue. Une fois montée dans la voiture de Jesse, ce dernier lui fait remarquer qu’elle aurait pu mettre un peu de couleurs, du jaune par exemple : Pearl se met à fouiller dans son sac et est prête à se changer sur le champ avant que Jesse ne l’arrête brusquement. Très rapidement, Pearl apparaît donc à travers son modeste costume comme une femme scindée en deux : la Pearl ténébreuse et la Pearl solaire. Si à ce moment-là, dans la flamboyance des grands espaces du Texas, la première paraît renvoyer uniquement à un imaginaire morbide, il ne faut cependant pas s’y tromper : chacun des deux modes d’être du personnage irradie à sa façon d’une sensualité presque insoutenable. Seulement, la Pearl sombre ne peut s’épanouir qu’au contact d’une autre figure d’ombre (Lewt) là où la Pearl lumineuse se donne quant à elle invariablement à tous les hommes comme un cliché de beauté exotique.
Dans cette bascule entre noirceur et clarté tient presque toute la substance de Duel au soleil : elle scande en effet le film dans son ensemble et en marque les moments-clés. L’un des premiers nœuds du récit est de fait amené par le départ de Jesse hors du domaine de Spanish Bits, à l’origine parce qu’il s’est désolidarisé de son père au profit de la raison d’État (la construction de la ligne de chemin de fer), mais plus souterrainement parce qu’il a découvert son frère Lewt en compagnie de Pearl dans la pénombre d’une chambre. A partir de cet instant décisif, chaque scène forte entre Pearl et Lewt se déroulera dans une pièce obscure, dans un recoin secret où la lumière ne pénètre pas. Bien après le départ de Jesse, la relation entre Pearl et Lewt se fait plus intime. Lors d’une baignade, il lui arrache la médaille de chasteté qu’un faux dévot lui avait attachée au cou et, trop occupé qu’il est à l’étreindre, répond distraitement par l’affirmative à son souhait : annoncer publiquement lors d’une fête à venir qu’ils se fianceront. Mais, le lendemain, alors que Lewt apprend à danser à Pearl, lui intimant de ne pas tenir compte des moqueries des couples blancs, et que la jeune femme saute sur l’occasion pour évoquer l’annonce des fiançailles, son cavalier quitte subitement la piste de danse et s’enferme dans un bureau sombre à l’écart des festivités. Pearl l’y rejoint et, même s’il la couvre d’injures, on comprend qu’il bout de désir pour elle, que ce désir ne peut s’exprimer que dans une pénombre qui ne leur serait commune qu’à eux deux – surtout, loin des oripeaux de pureté et de respectabilité (pour elle, une robe blanche prêtée par Laura Belle) dont ils sont tenus de s’affubler pour espérer se fondre dans la masse.
Western hypersensible
Or si les héros de Vidor parmi les plus mémorables ont une angoisse existentielle, c’est bien celle-là : n’être plus qu’un homme moyen au milieu les autres, un citoyen dont l’individualité aurait été aplatie par le discours national, broyée par le système économique et politique qui le sous-tend. C’était tout le récit de La Foule (1928), sans doute le film le plus connu de la période muette de Vidor : dans le dernier plan, John Sims n’était plus qu’un Lilliputien dans l’immense fourmilière de spectateurs qui remplissait le cadre. Le Gary Cooper du Rebelle s’en souviendra, dans ce film mutant de 1949 où Vidor exprime avec une sincérité par moments presque trop limpide le conflit qui le travaille, et qu’il partage avec ses héros : comment être américain sans renoncer à soi-même, à son ipséité ? Comment être un artiste aux États-Unis – architecte visionnaire pour Howard Roark (Cooper), réalisateur au regard singulier pour King Vidor, dans l’économie des studios où les normes de production peuvent sévèrement brider le génie ? Duel au soleil est certes une pure production hollywoodienne, mais parce qu’il fut également conçu comme une œuvre d’art à part entière – et pas seulement comme un simple produit de consommation –, il exsude ces questionnements avec une vigueur particulièrement étourdissante : en ce sens, le film peut être lu comme le prolongement d’un western déjà un peu déviant que le réalisateur avait tourné six ans auparavant, Le Grand Passage. Dans Duel, le schéma propre au genre est en effet réduit un peu plus encore à une rapide esquisse de rapports de pouvoir (civilisation contre monde sauvage, riches propriétaires terriens contre compagnies de chemins de fer, individu contre collectif) comme si l’essentiel ne résidait pas vraiment dans la mise en marche d’une machine narrative classique ni dans la résolution des problèmes qu’elle pose. En vérité, Vidor donne ici l’impression de n’avancer que par suggestions et par motifs fortement connotés (des chevaux, du bétail, des cavaliers, des rails, une locomotive, un drapeau, une clôture, un premier showdown vite expédié avant celui de la fin…) qu’il n’articule jamais au sein d’un tout organique parfaitement fluide.
L’important est donc dans l’ombre, dans cet espace primitif où le cinéaste laisse cours à quelque chose de plus archaïque : il faut voir cette scène sidérante où, alors que Lewt est recherché pour meurtre, le shérif pénètre dans la chambre de Pearl. La pièce est plongée dans le noir et la jeune femme, allongée dans son lit, prétend n’avoir pas vu trace du jeune homme. Au moment où la figure d’autorité s’en va, Gregory Peck, caché jusque-là derrière la porte, surgit de l’obscurité et Pearl s’empresse d’attirer l’amant aussi redouté qu’attendu dans cette arène enclavée que devient sa chambre noire. A l’instar de ses personnages dépassés par les forces obscures qui les meuvent, Duel au soleil est un film aux lignes cahoteuses, transi de peur et de désir : ce n’est donc pas un western classique où l’on progresserait dans le sens de l’action (quelle qu’elle fût – sens de l’histoire ou de l’Histoire) mais un western hypersensible où l’on est sans cesse sur ses gardes – et où le moindre épiphénomène peut provoquer un vrai séisme.
Cette hypersensibilité est particulièrement flagrante dans une scène qui accumule à première vue les topoï du western classique. Dans cette scène, le Sénateur, pourtant estropié, part à cheval rassembler ses renforts pour se rendre à l’une des clôtures qui délimitent le domaine de Spanish Bits. C’est que de l’autre côté de celle-ci, les représentants de la compagnie de chemins de fer arrivent avec pour projet de faire reculer la clôture au détriment des intérêts du Sénateur. La tension monte mais redescend brusquement lorsque l’intéressé aperçoit le drapeau des États-Unis : il ne peut plus tirer. Alors que l’on croyait les choses rentrées dans l’ordre, le bruit que fait la locomotive en repartant effraye sa monture qui s’emballe et fait chuter le cavalier. Le mouvement de l’Histoire, qu’on a plutôt l’habitude de voir représenter, dans le western classique, à travers des faits héroïques, est ici figuré par cet accident aussi banal que pathétique. C’est un mouvement heurté et boiteux, comme vont le souligner les plans qui suivent immédiatement : de l’autre côté, imperméables au chaos, les cavaliers de la Garde s’éloignent en rangs bien serrés. On coupe au sécateur les barbelés qui marquaient la frontière de Spanish Bits, et l’on entend très nettement le bruit des coupures successives avec une emphase presque lyrique. Alors que le temps était jusqu’ici ensoleillé, la scène se conclut avec une vue du domaine sous un ciel orageux : film de climats toujours changeants, Duel au soleil surprend de bout en bout, fuit toute uniformité de ton et de style.
Shot/Countershot
Surprise relative, cependant : pour un western qui ne parle au fond que de désir et de pulsions, le showdown de Duel au soleil ne déçoit pas. Cinq bonnes minutes de tension sexuelle fusil au poing au cours desquelles les étreintes de Pearl et Lewt, jusqu’alors ébauchées dans l’ombre, se métamorphosent enfin en ébats au grand jour. Le découpage de cette scène finale, d’une précision ahurissante, achève de faire le vide autour des personnages pour nous plonger dans l’espace mental qu’ils construisent peu à peu par leurs déplacements dans le cadre. C’est au départ Pearl qui est en position de force : elle voit Lewt et pointe son fusil en sa direction, quand lui ne l’aperçoit pas. Une série de champs/contrechamps s’amorce, montrant les échanges de tirs dans une épure d’une grande sécheresse qui donne chair au sentiment de solitude des héros face à l’imminence de la mort (et, symboliquement, du coït) : Pearl, qui croit avoir atteint Lewt du premier coup, manque de s’évanouir avant qu’un coup de feu en provenance du hors champ ne l’extraie de sa torpeur. Elle se met à tirer de plus belle et reçoit des coups en retour. Les deux amants ne pourront in fine se revoir qu’au moment où il pourront aussi se toucher : au creux d’un rocher, sous un soleil impitoyable de tragédie, les bras en sang. Leur réunion, qui est celle des deux pendants du champ/contrechamp de l’échange de tirs, signe aussi leurs adieux. Shot/countershot : rarement aura-t-on ressenti avec une telle puissance ce que renferme l’un des procédés pourtant les plus élémentaires du montage – rien de moins que l’étreinte fugitive de deux mondes et de deux intériorités.