Alors qu’étaient parus il y a plus de dix années de cela trois coffrets DVD chez l’éditeur HK Vidéo, c’est au tour d’Elephant Films de ressortir à l’unité et en édition Blu-Ray plusieurs films de Seijun Suzuki, réalisateur japonais culte décédé en début d’année à l’âge de 93 ans. Après une première salve parue fin 2014 et comprenant Detective Bureau 2 – 3 (1963), La Jeunesse de la bête (1963) et La Marque du tueur (1967), nous sont proposés aujourd’hui, dans de superbes copies Blu-Ray qui rendent parfaitement justice au travail de coloriste de Suzuki, La Barrière de chair (1964), Histoire d’une prostituée (1965) et Le Vagabond de Tokyo (1966).
Au sein du système
Réalisateur prolifique d’une quarantaine de films conçus principalement au sein des studios de la Nikkatsu, et œuvrant surtout dans ce que l’on considère comme le cinéma de genre ou la série B, Seijun Suzuki fut tout du long de sa carrière immergé au sein de cadres commerciaux contraignants. Le metteur en scène affilié à une maison de production est alors vu comme un simple employé, se devant de répondre à un cahier des charges défini par ses supérieurs hiérarchiques, dont l’ambition en terme de cinéma vise avant tout à créer des œuvres rentables économiquement, sans véritable souci de leur valeur artistique ou éthique. Loin des grands classiques japonais, qu’il considère pourtant comme ses maîtres, mais loin aussi de la nouvelle vague japonaise politisée et intransigeante vis-à-vis des systèmes de production, l’œuvre de Suzuki n’en reste pas moins d’un point de vue de l’inventivité formelle et de l’efficacité narrative d’une beauté et d’une richesse stupéfiantes. Ignorée en dehors du Japon et de petits cercles d’initiés, le cinéma de Suzuki a connu ces dernières années un regain d’intérêt notamment grâce à des éditions DVD qui permettaient de voir des films n’ayant pour certains jamais bénéficié de diffusion en salle en Europe. Mais cette mise en lumière tardive est aussi le fait de réalisateurs tels que Quentin Tarantino, Jim Jarmusch ou encore Wong Kar-wai, qui ont parfois pu se réclamer de son influence.
Les trois films édités ici furent réalisés durant l’époque où Suzuki était sous contrat avec la Nikkatsu. Rentré dans la firme en 1954, il met en scène son premier long métrage en 1956 avant d’être licencié en 1968 dans la foulée de la sortie de La Marque du tueur, œuvre jugée trop incompréhensible et abstraite par sa direction. Tout au long de cette période, Suzuki enchaîne les films de série B, à raison parfois de quatre ou cinq par ans, se devant de jongler avec des budgets modestes. Dans une interview présente en bonus des Blu-Ray, Suzuki considère n’avoir durant toutes ces années jamais transgressé d’un point de vue du récit les codes des genres dans lesquels ils s’inscrivaient, n’accordant finalement que peu d’importance aux scénarios et dialogues, pour mieux concentrer toute son attention sur le travail de l’image. Et c’est ce travail de l’image qui reste encore aujourd’hui fascinant, au point qu’il apparaît difficile d’imaginer en voyant ces films qu’ils furent réalisés dans des conditions économiques modestes, tant leur perfection formelle et leur inventivité visuelle saisissent l’œil. Mais cette inventivité aurait-elle pu être ce qu’elle fut si le réalisateur avait pu saisir l’opportunité de s’appuyer sur des budgets plus conséquents ? Pour Suzuki, il ne fait aucun doute que le manque de moyens financiers l’a contraint à créer des dispositifs visuels sans lesquels il lui aurait été impossible de faire tenir debout les différents récits qu’il se devait de porter à l’écran.
Il est en cela fascinant de voir à travers notamment le cas de Suzuki, qui n’est pas un cas isolé au Japon, que nombre de réalisateurs officiant au sein de firmes dont les visées étaient au fond purement commerciales aient pu faire preuve d’une telle inventivité. Dans le cadre de films dits d’exploitation, qui s’apparentaient en grande partie à des divertissements, ces cinéastes ont contribué via leur approche de la mise en scène à cette grande période de révolution formelle apparue dans le sillage des différentes nouvelles vagues des années 1960. Nulle autre part qu’au Japon, si ce n’est peut-être en Italie, les codes de la modernité ont pu être absorbés à ce point par le cinéma populaire. D’Antonioni influençant les films d’horreur d’Argento, aux films érotiques japonais s’inspirant de l’esthétique godardienne, les bouleversements apportés par la modernité la plus avant-gardiste ont permis de réinventer d’un point de vue formel et économique une partie du cinéma de genre.
Ruines et solitude
La Barrière de chair et Histoire d’une prostituée appartiennent à une trilogie centrée autour des thèmes de la Seconde Guerre mondiale et de la prostitution, et dont le troisième volet, n’ayant pour l’instant pas bénéficié en France d’une édition DVD, s’intitule Carmen de Kawachi. L’histoire de La Barrière de chair se situe dans le Tokyo de l’immédiat après-guerre, au sein d’une ville ravagée et affamée, et dans laquelle beaucoup de femmes n’ont d’autres choix que de vendre leur corps pour ne pas littéralement mourir de faim. Le film suit alors un groupe de prostituées qui ne tarde pas à se considérer comme un petit gang, une petite famille régie par un ensemble de règles et d’interdits. Mais dissimulant dans leur repaire un soldat démobilisé recherché par la police, ces femmes sont alors amenées à lutter contre elle-même, contre cette nostalgie ou ce désir d’un foyer traditionnel, contre le désir d’un homme avec qui l’on couche non pas par intérêt, mais par plaisir et par amour. Dans un décor de studio magnifié par une utilisation de la couleur absolument sublime, le film est d’une violence et d’une crudité assez étonnantes pour un film historique traitant de cette période. D’un côté, tout est très direct, que cela soit dans les dialogues, les gros plans, les caractérisations et les effets de mise en scène et de montage qui instaurent un rythme soutenu et une approche frontale et hystérique. Mais d’un autre côté, ce qui semble outrancier et s’inscrire dans une logique de production visant à une forme d’efficacité narrative, n’est peut-être pas si éloigné que cela de la réalité, si l’on pense à l’hallucinant Les Femmes de la nuit de Kenji Mizoguchi, réalisé en 1948, et dont le récit se situait également au sein d’un groupe de femmes contraintes de se prostituer pour survivre dans le Tokyo d’après-guerre.
Le second film, intitulé Histoire d’une prostituée, porte bien son nom puisqu’il s’agit de l’histoire d’une prostituée japonaise envoyée en Mandchourie durant la guerre sino-japonaise, afin de prodiguer ses charmes au sein d’une garnison cantonnée non loin de la ligne de front. Le film suit donc la trajectoire et les déchirements internes de cette femme qui, une fois sur place, se retrouve prise au piège entre un officier sadique et un jeune soldat idéaliste dont elle s’éprend. À l’instar de La Barrière de chair, le film met une nouvelle fois en lumière un groupe de prostitués cherchant avant tout à échapper à leur condition, en espérant trouver des hommes qui feront d’elles des épouses traditionnelles. Sans être un brûlot politique ni prétendre effectuer une analyse historique poussée, Histoire d’une prostituée dresse aussi un portrait sans concession de la cruauté de l’armée nippone. La logique traditionnelle qui structure la société japonaise, en son sein ou vis-à-vis des populations voisines considérées comme inférieures, fonctionne selon une échelle hiérarchique qui ne peut qu’amener les castes dites supérieures à jouir du pouvoir qui leur est conféré via toutes sortes d’actes sadiques perpétrés contre leurs subalternes. C’est toute une morale, une pseudo-éthique qui est montrée du doigt pour son hypocrisie, et finalement une condamnation sans appel de l’idéologie du Japon impérial. Le soi-disant sens de l’honneur individuel, l’ensemble des devoirs auxquels s’astreignent les soldats par fidélité à l’empereur, ne laissent que peu de place aux nuances et les condamne à la victoire, à la mort ou au déshonneur. Ce dernier étant le plus insupportable au vu de la pression qu’exerce la société, il faut alors voir comment les autorités s’arrangent avec le réel pour mieux dissimuler ou réécrire l’histoire. Filmé en noir et blanc, Histoire d’une prostituée est somme toute une forme de huis-clos sombre et étouffant, immergé dans les plaines mornes, plates et boueuses de la Mandchourie. Peu d’échappatoire au sein de ses bâtiments dans lesquels sont cantonnés les armées et les prostituées, si ce n’est l’étendue désertique qui entoure les personnages, mais dont l’immensité est plus à même de les inquiéter que de leur fournir une perspective de fuite.
Enfin, avec Le Vagabond de Tokyo, nous touchons à une œuvre aussi basique dans son histoire que complètement éclatée dans sa forme. Le récit convoque un ensemble de thématiques propres aux films de yakuza : la solitude du yakuza qui veut raccrocher mais en est empêché par un passé qui se rappelle constamment à lui, la fidélité envers un parrain vieillissant et ayant toujours fait preuve d’attentions quasi filiales, l’opposition de surface entre un clan fonctionnant selon un code d’honneur et un autre dont les agissements sont dictés uniquement par l’appât du gain… Mais pour ce qui est de la mise en scène, que dire tant la palette de Suzuki semble s’aventurer partout, vers le mélo, le film d’action, la comédie musicale, jusqu’à un final sur une scène abstraite qui rappelle plus un décor de théâtre d’avant-garde. L’utilisation des couleurs évoque Jacques Demy dans les scènes musicales, Jean-Luc Godard dans cette façon de disposer au sein du cadre des touches de couleurs similaires, et même Douglas Sirk dans les moments mélodramatiques ! Les scènes plus épurées soulignant la solitude et l’isolement du personnage ne sont quant à elles pas sans rappeler les films de Jean-Pierre Melville. Mais tout cela semble se faire naturellement, sans désir pour Suzuki de faire référence à qui que ce soit. Il s’agit tout simplement d’une palette propre à ce cinéaste, qui au fil des années a pu développer une esthétique sans pareille.
Bonus
Chaque film est précédé d’une présentation de Stephen Sarrasin qui a l’intérêt non seulement d’effectuer une analyse spécifique du film en question, mais aussi de le situer dans la filmographie de Suzuki et au sein de la logique propre à la politique des studios et à ses évolutions. Dans une petite interview, Roland Lethem raconte sa découverte de Seijun Suzuki, par hasard dans un banal cinéma érotique de Bruxelles, ce qui en dit long sur la distribution et la considération que l’on pouvait accorder à ce type de cinéma. Il fut alors un des premiers à en faire une recension dans la presse, plus précisément au sein de Midi-Minuit Fantastique, et à prendre contact avec le cinéaste. Enfin, en dernier bonus, ni plus ni moins qu’une courte interview par Yves Montmayer du Maître Suzuki lui-même, déjà âgé mais encore alerte, rieur et lucide. Quelques mots seulement, mais qui somme toute éclairent et constituent quelques approches de réflexions fondamentales sur son rapport au film de genre, à l’image, aux femmes…