À la fin des années 1950, les grands studios japonais doivent faire face à la concurrence de la télévision. Il faut trouver des ingrédients jamais vus sur petit écran, plus adaptés au public des salles considérablement rajeuni. D’où le film de yakuza, film de gangster à la japonaise privilégiant volontiers le sexe et la violence. Le cinéaste Seijun Suzuki, embauché par la Nikkatsu pour réaliser des films de série B, explore volontiers ce genre à la mode dès la fin des années soixante. Mais il dynamite bientôt les codes de l’intérieur, subordonnant l’intrigue aux scènes d’actions lyriques et à l’expérimentation visuelle. Au point que le directeur de la Nikkatsu, Kyusaku Hori, lui reprochera de faire des « films incompréhensibles pour le public », et le licenciera sans ménagement le 25 avril 1968. La trilogie de « yakuza eiga » autour de l’acteur Joe Shishido (Détective bureau 2-3, La Jeunesse de la bête et La Marque du tueur) qui s’étend de 1963 à 1967 illustre la progressive émancipation artistique de Seijun Suzuki. En parallèle, en 1966, le cinéaste mal-aimé réalise l’un de ses plus beaux films, Le Vagabond de Tokyo, qui réussit à concilier bien mieux que les autres la cohérence narrative et la transformation du règlement de compte en spectacle poétique.
Le yakuza travesti
Détective bureau 2-3 commence tout de suite par un style dynamique et presque pulp : sur fond de camion en feu après une fusillade générale, le titre du film et son générique éclatent sur l’écran en caractères rouge sang. Mais la suite est somme toute plus classique, et séduit surtout par son mélange élégant de film de gangster et de film d’espionnage – le détective Tajima (Joe Shishido) a le cynisme et le charme d’un Philip Marlowe, mais il joue au casino et met les yakuzas sur écoute. Le centre du récit est ici l’art des faux-semblants : dissimuler l’homme qu’on protège, simuler un rôle, assurer sa couverture. Cet art de l’illusion déclenche souvent le comique, bien moins présent dans les deux autres volets de la trilogie, tant le travestissement burlesque y est important. Le chef de police se voit obligé de jouer un drôle de prêtre pour parfaire la couverture de sa taupe. L’associée féminine de Tajima inverse quant à elle les codes du masculin et du féminin, porte cravate et costume, enchaîne les whiskys et les cigarettes devant la télévision. La menace yakuza est quant à elle une vraie matrice de scènes loufoques : des camions entiers de criminels armés jusqu’aux dents attendent leur cible devant le commissariat, mais prétextent qu’ils vont tous partir à la chasse. Pour échapper aux soupçons de son gang, Tajima se voit obligé d’improviser une comédie musicale avec son ex-petite amie. Le scénario a ainsi déjà tendance à se suspendre au service de parenthèses plus contemplatives. La caméra se détourne par exemple des mafieux à la fin d’une séquence dans un cabaret pour le plaisir d’observer une chanteuse, radieuse parmi la lumière des projecteurs.
Yakuza stylé
Dès La Jeunesse de la bête, ce goût pour le spectaculaire contamine les scènes d’action en elles-mêmes. On découvre en effet le personnage du détective Tajima à travers sa brutalité, lui qui est infiltré dans plusieurs gangs de yakuzas pour venger un collègue. Dès sa première apparition, Tajima débarque dans un « swinging Tokyo » coloré comme une boule de bowling dans un jeu de quilles, envoie au tapis les passants qui le gênent, balance un seau de glaçons à une hôtesse de bar trop froide avec lui. La violence est au centre de chaque scène parce qu’elle montre le cynisme du personnage et laisse deviner une grande colère intérieure. Mais on regrette que le thème de la vengeance ne soit expliqué que très tard dans le film, au point que toute sa première partie manque vraiment d’enjeux et semble un peu tourner à vide. La force et l’habileté de ce mi-flic mi-yakuza transforme parfois ses actions en moments de chorégraphies épiques et stylisées – tirs à travers le plancher, attaque fulgurante au rasoir, le geste assassin surprend par son immédiateté et son inventivité. Suzuki délaisse alors volontairement toute vraisemblance pour renforcer l’adresse impressionnante de son héros. Dans une maison attaquée de toute part par les gangs, le flic suspendu au plafond par les pieds massacre malgré tout ses adversaires. Ce goût pour l’action spectaculaire se développe encore davantage dans La Marque du tueur. La deuxième partie du scénario enchaîne exclusivement des séquences d’assassinats accomplis par Hanada, le tueur à gages n°3 (Joe Shishido), avec une habileté qui frôle le surnaturel, allant jusqu’à assassiner un ophtalmologue à travers la canalisation d’un lavabo. Voir un film de Seijun Suzuki, c’est donc aussi renouer avec le même plaisir de cinéma que dans un action movie des eighties, un plaisir presque enfantin où l’on se laisse émerveiller par les prouesses d’un guerrier solitaire, même si elles sont parfois peu crédibles.
Mises en abyme
Le monde des yakuzas dans La Jeunesse de la bête se présente explicitement comme un univers spectaculaire grâce à un jeu de mise en abyme. Suzuki multiplie en effet les écrans dans l’écran pour présenter le milieu de ces gangsters comme un univers secret, tapi en-deçà des apparences. Il dissimule par exemple le repère d’un premier gang de tueurs derrière le miroir sans tain d’un cabaret glamour et coloré, formant un cadre dans le cadre. D’autres criminels se cachent derrière l’écran d’un cinéma où l’on projette un film policier. Leur règlement de compte devient alors la vraie scène qui s’offre au regard comme sur une scène de théâtre kabuki, faisant oublier la projection en arrière-plan. Par ce dispositif réflexif, le cinéaste semble présenter son cinéma de série B comme une alternative plus sexy à un cinéma de genre à grand budget, plus calibré et plus lisse. À travers le surcadrage d’une véranda, le patron yakuza tordu de Tajima (qui roule des pelles à son chat !) violente sa maîtresse devant ses hommes de main, avant de coucher avec elle par terre, dans la poussière. La mise en scène du décor et du regard mettent alors en évidence le spectacle à l’érotisme déviant. Dans ce jeu de mise en abyme, les gangsters les plus dangereux prennent même parfois le rôle d’un metteur en scène – comme chez Fritz Lang ou Brian De Palma, le personnage de metteur en scène devient le symbole d’une omnipotence presque divine. C’est le cas dans La Marque du tueur, où le yakuza le plus redouté, le fameux « n°1 », projette au jeune héros un film de sa maîtresse en train d’être assassinée. Ici la projection souligne le pouvoir du terrible ennemi : l’écran dévoile un monde inaccessible au jeune yakuza, incapable de sauver celle qu’il aime.
Experimental yakuza
La Marque du tueur est le film plus expérimental et le dernier volet de la trilogie Joe Shishido. L’intrigue de yakuzas s’y déconstruit rapidement : après avoir raté une mission quasi impossible, le sniper n°3 se cache et se réfugie entre les bras de Misako, une jeune femme obsédée par la mort et les papillons, avant d’être rattrapé par le tueur à gages n°1. Cette histoire de descente aux enfers d’un yakuza déchu sort du lot grâce à son traitement onirique envoûtant qui mêle l’érotisme, l’hallucination et le cauchemar mortifère. On pense ici à Dario Argento, à sa manière de hanter le monde par une présence mystérieuse et menaçante dont les personnages semblent souvent prisonniers. Ici, deux personnages semblent hanter le monde – Misako, véritable femme fatale qui poursuit n°3 de son image troublante, et le gangster n°1, ennemi invisible qui surveille bientôt l’appartement de n°3 et le menace de mort. Pour nous faire partager la confusion du gangster en cavale, Suzuki use du jump cut, voire du faux raccord volontaire, où les personnages changent de lieu d’un plan à l’autre. L’appartement de Misako est une vraie installation, aux murs couverts de papillons morts. Le motif du papillon sert aussi à réécrire le personnage de la femme fatale puisque, lors de sa mission ratée, le tireur manque sa cible à cause d’un papillon qui se pose devant son viseur, image métonymique de Mizako. Suzuki en offre d’ailleurs une version érotico-ondiniste, où l’image de la jeune femme apparaît le plus souvent à travers de l’eau, radieuse parmi la pluie et les reflets lumineux d’une vitre. La contemplation du visage de Misako suspend le récit, et bien souvent, devient donc la porte d’entrée des visions cauchemardesques, de papillons et d’oiseaux épinglés, ou même de souvenirs érotiques et crus du tueur avec la précédente compagne qui le trahit. Ainsi le film de yakuza se transforme en voyage mental, où la puissance érotique ou inquiétante des images fissure la narration.
Tarantino et Le Vagabond de Tokyo
Une vengeance, un justicier solitaire et violent, des scènes d’actions lyriques et spectaculaires, on devine l’influence que Seijun Suzuki a exercée sur Quentin Tarantino. Cette parenté, on la retrouve plus que jamais dans le très beau Vagabond de Tokyo. Alors que la Nikkatsu délaisse progressivement Suzuki et lui accorde un budget considérablement réduit (la Nikkatsu lui reproche les délires formels de La Vie d’un tatoué), le cinéaste transforme l’histoire de Tetsu le Phénix, un yakuza repenti pourchassé par un gang rival, en vrai road-movie mélancolique. Ce qui frappe alors, c’est l’utilisation du décor qui permet de transformer l’action en scène picturale. Dans la blancheur d’un paysage enneigé filmé en plan d’ensemble, l’ex yakuza affronte ses ennemis – c’est encore le style chorégraphique et spectaculaire de la violence qui ressort ici, comme la beauté d’un haïku sur la blancheur du papier. La fin de Kill Bill 1 et le film Les Huit Salopards, doivent certainement beaucoup aux beaux épisodes neigeux de Seijun Suzuki. À l’échelle du film entier, le cinéaste et son directeur artistique Takeo Kimura travaillent sur les aplats de couleur, les fonds unis, pour faire ressortir les gestes et les corps de ses personnages. Autre audace du cinéaste, la narration est régulièrement coupée par des épisodes de chansons : celle de sa petite amie Chiharu, exprimant la nostalgie amoureuse, mais aussi celle chantée par Tetsu lui-même, commentant sa propre vie de « vagabond » condamné à ne s’attacher à personne. Ces deux ballades mélancoliques donnent au film son rythme et son climat. Mais les personnages en deviennent aussi l’incarnation, Tetsu s’éloignant de plus en plus de son amie et de son ancien maître yakuza. La ballade japonaise mélancolique, un thème d’harmonica plaintif, on reconnaît là les éléments que Quentin Tarantino ne tardera pas à s’approprier dans ses propres films. Autre nouveauté, Suzuki accorde une part d’introspection au gangster en faisant entendre sa voix intérieure. On entend ainsi le tueur appréhender, calculer la distance dont il dispose pour avancer, ou tirer, montrant la part délicate du choix et de la délibération dans la moindre de ses actions. Suzuki en fait ainsi un personnage de samouraï méditatif, se questionnant sur ses actes, sa solitude et la nécessité de faire face à la mort. C’est aussi cela qui séduit dans Le Vagabond de Tokyo : comme dans Le Samouraï de Melville et Ghost Dog de Jim Jarmusch, l’itinéraire du tueur est ici une traversée réflexive de l’existence, où l’homme semble avant tout, comme dirait Martin Heidegger, un « être pour la mort ».