Le sous-titre de cet ouvrage universitaire est plus explicite sur son contenu que le titre lui-même : « Et Dieu créa… la censure. » Alors que les spécialistes du cinéma sont si prompts à dénoncer les affres du code Hays hollywoodien, qui sévit des années 1930 à 1960, ou les interdictions ridicules de la censure indienne, toujours en cours aujourd’hui, peu d’entre eux semblent se souvenir que le cinéma français eut aussi à pâtir sérieusement de l’imbécillité crasse des censeurs d’État. Dans un style sec d’historien et non de juge, Laurent Garreau remet quelques pendules à l’heure avec cet ouvrage très informatif. La liberté d’expression, pourtant l’un des fondements de la démocratie, aura-t-elle jamais véritablement cours ?
1945. La France est libre, mais n’est pas encore prête à regarder objectivement son passé immédiat. Le cinéma fête ses cinquante ans d’existence et les autorités politiques savent que l’influence du grand écran est devenue bien plus importante sur son public que celle de tous les autres arts réunis. Il semble nécessaire de contrôler l’expression des artistes afin d’éviter que celle-ci ne se retourne contre l’État. La première censure est donc politique : tous les sujets qui fâchent subissent l’ire des différents ministères en charge du cinéma (Commerce et industrie, puis Affaires culturelles, puis Information) – la collaboration et le communisme sont les premiers tabous ; la décolonisation et la guerre d’Algérie prendront naturellement leur suite. Sont frappés d’interdiction totale les films qui ne suivent pas la ligne directrice du gouvernement : la police et l’ensemble des agents de l’État doivent être montrés sous leur meilleur jour ; quant aux colonies, ne sont-elles pas un havre de paix ? Le Chagrin et la pitié de Marcel Ophuls, magnifique documentaire montrant une « autre » France que la glorieuse Résistante à l’occupant, réalisé à la fin des années 1960 et immédiatement interdit, en est l’exemple le plus connu. Mais combien d’autres, oubliés aujourd’hui, n’obtinrent pas le précieux visa d’exploitation, car penchant trop vers des idéologies « communistes » ou « anarchistes », ou tout simplement vaguement contestataires ! Propagande, quand tu nous tiens…
La deuxième censure reflète l’évolution conservatrice des gouvernements de la IVe République et surtout des débuts de la Ve, cherchant à tout prix à ignorer les bouleversements de la société et notamment la libéralisation des mœurs voulue par une jeunesse rebelle en rupture avec la génération de leurs parents. Bien avant mai 1968, les censeurs s’acharnent contre tous les films accusés de donner un mauvais exemple à la jeunesse : drogues en tous genres, sexe et autres joyeusetés sont évidemment bannis de l’image. Haro est déclaré contre le crime et la violence. La jeunesse française sera sage et obéissante ou ne sera pas. Les jeunes loups de la Nouvelle Vague sont bien évidemment les premières cibles des censeurs, mais un vieux briscard comme Marcel Carné n’échappe pas aux ciseaux acérés de la Commission de Contrôle des films cinématographiques : pour son film Les Jeunes Loups, réalisé en 1968, il reçoit l’avis suivant sous peine d’interdiction : « Suppression intégrale de toutes les images dans lesquelles il est possible d’apercevoir le système pileux des deux protagonistes. » Quoi qu’il en soit, le film sera interdit aux moins de 18 ans. Ridicule ? Ridicule.
Interdiction totale (à l’exploitation nationale ou à l’exportation), interdiction aux moins de 18 ans, interdiction aux moins de 13 ans sont les trois degrés qui met progressivement en place la Commission de contrôle. Les considérations artistiques n’ont rien à faire dans ce système simplement chargé de veiller au respect des « bonnes mœurs » à l’esprit très gaullien. Luis Buñuel en fait évidemment les frais pour sa Belle de Jour ; Luchino Visconti avec Rocco et ses frères. Quant aux films de Pasolini, on imagine facilement la réaction des censeurs lors de leur projection ! La plupart des cinéastes sont obligés de composer avec la Commission s’ils veulent continuer d’exercer leur métier : la pré-censure des scénarios, notamment, leur permet d’apporter les coupures ou allègements voulus afin d’éviter l’interdiction totale, ou les interdictions aux moins de 18 ans, qui peuvent être également catastrophiques pour la carrière du film. Rares sont ceux, comme Louis Daquin, qui préfèrent s’y opposer que perdre leur intégrité : pour Bel-Ami, réalisé en 1954, il déclare : « Accepter ces coupures, c’est reconnaître qu’il est licite d’exiger d’un créateur qu’il mutile son œuvre et renie les principes les plus élémentaires de la liberté d’expression. Or ceci, je ne le puis. » (p.181)
Laurent Garreau évoque de très nombreux cas, des moins aux plus célèbres – celui de La Religieuse de Rivette, notamment, interdit en 1967 sous pression des associations catholiques qui menaçaient d’adapter leur vote aux élections en fonction de la présence ou non du film sur les écrans – mais son ouvrage n’est ni un catalogue ni un procès intenté à la censure de l’État. En historien, il se contente de relever les faits avec moult détails, parfois un peu arides quand il cite des notes de la Commission au style très juridique, mais sans a priori porter de jugement – quoique l’impression générale dégagée sur la censure française est sa constante négativité (à l’inverse du code Hays, qui aurait, selon certaines théories, mobilisé l’intelligence des cinéastes pour le détourner). On regrettera que le style de l’ouvrage ait des velléités trop universitaires (il s’agit de la thèse de l’auteur) pour être constamment passionnant durant ses 350 pages. Mais le thème dégagé est suffisamment accrocheur et le travail de recherche abouti pour donner envie d’en lire plus sur le sujet. Les cinéphiles y trouveront à l’évidence leur compte.