Pour son deuxième long-métrage tourné en France, après Le Journal d’une femme de chambre (1964), Luis Buñuel, avec le concours de Jean-Claude Carrière, adapte de nouveau le texte d’un auteur renommé. Après la verve anarchiste de la Célestine d’Octave Mirbeau, Buñuel accueille l’ingénuité trompeuse de Séverine, l’héroïne du court roman de Joseph Kessel également intitulé Belle de Jour (1928). Sous des dehors très lisses, qui semblent confiner par instants à une esthétique de gravure de mode, le cinéaste espagnol livre en fait l’une de ses œuvres les plus corrosives sur le charme délétère de la bourgeoisie française — et plus particulièrement, de la bourgeoisie parisienne. L’histoire, dans ses grandes lignes, est connue : Séverine, jeune parisienne de bonne famille, a fait un beau mariage. Elle décide pourtant de se prostituer en secret. Pourquoi ? Réponse de Joseph Kessel : afin de combler un vide libidinal. En prenant pour point de départ ce schéma narratif convenu, Buñuel s’aventure dans le sillage du roman psychologique de tradition française — dont le texte de Kessel relève à plus d’un titre — et, en le poussant dans ses retranchements décadistes, parvient à progressivement miner de l’intérieur un drame bourgeois très prévisible. En résulte un grand film non pas malade — au sens truffaldien du terme, c’est-à-dire fortuitement malade — mais sciemment agonisant — qui, tout en disséquant l’instinct de conservation et de dissimulation de la bourgeoisie parisienne, érige la prostitution en loi irréfragable du spectacle.
Beauté convulsive
La proximité de Luis Buñuel avec le mouvement surréaliste est bien connue depuis son court-métrage Un chien andalou, produit en France en 1928, et qui constitua à lui seul un attentat mémorable à la bienséance. Près de trente ans plus tard, à l’issue d’une riche carrière mexicaine, c’est cette filiation avec le Surréalisme que retrouve ici Buñuel : derrière l’apparente inoffensivité des traits de Catherine Deneuve, sous la froide élégance de ses tenues à la pointe du chic parisien, il y a, de fait, dans la Séverine imaginée par Jean-Claude Carrière et Luis Buñuel, beaucoup de la Nadja d’André Breton. Car si le cinéaste et son scénariste ont choisi de transposer à l’époque contemporaine du tournage — soit dans la deuxième moitié des années 1960 — l’intrigue du roman de Kessel — située à la fin des années 1920 –, ce n’est pas par simple commodité : cette actualisation fonctionne là encore comme un voile, qui laisse rapidement transparaître un Paris plus archaïque — un Paris qui semble n’avoir pas bougé depuis la Belle Époque. Partant de là, Buñuel, tel un André Breton se laissant guider dans Paris par les facéties de sa Nadja, promène Catherine Deneuve entre les différents points de jonction d’une topographie largement fantasmatique, où la pruderie d’un gaullisme déclinant cède rapidement la place à l’érotisme compassé d’une maison de passe — annoncée par un écriteau singulier : « Mme Anaïs, Modes » –, où le marivaudage le plus usé se transforme, dans un château de banlieue, en cérémonie funèbre au parfum décadiste, quelque part entre le raffinement outrancier de Huysmans et le symbolisme abstrait d’un Mallarmé. À mesure que les rues étroites des arrondissements populaires se substituent aux larges avenues des Grands Boulevards huppés, Belle de Jour se fait ainsi plus sibyllin, moins pour explorer la part inavouée et inassouvie du désir de Séverine que pour affiner et parfaire la mécanique onirique du récit.
C’est que, tout en suivant étape par étape le basculement de Séverine dans la prostitution, Buñuel parsème ses plans de détails insolites ou inquiétants, isolés ou récurrents, qui mettent à distance la torpeur naturaliste de l’ensemble. Ce sont par exemple ces grelots — que l’on entend en plusieurs points stratégiques du film — , qui semblent attiser le fantasme autant qu’ils en annoncent peut-être la fin prochaine. Ou encore cette boîte mystérieuse, apportée par un client japonais, qui émet un bourdonnement lancinant — et dont on n’apercevra jamais le contenu : le contentement soudain de Séverine, lorsqu’on lui ouvre l’objet, recèle un secret bien gardé que des visions répétées de Belle de Jour ne lèveront sans doute pas. Ces signes discrets qui esquissent la syntaxe d’un rêve comme incessamment repris et interrompu — reste à savoir en quel(s) endroit(s) du récit — rythment avant tout une sorte de valse claudicante où se croisent et s’unissent des corps vigoureux et des corps brisés, dans un jeu grisant de fusion des contraires. À ce titre, le détail le plus curieux — et peut-être le plus éloquent — est sans aucun doute le fauteuil roulant qui apparaît en deux endroits du film. Tout d’abord dans une scène d’extérieur apparemment assez anecdotique : Séverine attend son mari Pierre (Jean Sorel) à la sortie de l’hôpital. Ils marchent d’un pas décidé, s’apprêtent à traverser la rue et, alors que Catherine Deneuve est déjà sortie du cadre, Jean Sorel s’arrête brusquement en plein milieu du trottoir, comme frappé de stupeur à la vue d’un fauteuil roulant laissé vacant. Séverine s’en étonne : en quoi celui-ci est-il si particulier ? On retrouvera ce fauteuil roulant — désormais occupé — dans une séquence finale où, à nouveau, rêve et réalité se chevauchent jusqu’au vertige — suggérant alors l’image grinçante du foyer bourgeois comme antichambre d’une castration inévitable. Mais au-delà de la métaphore, le fauteuil roulant, sous le regard amusé de Buñuel, devient presque le squelette d’un ready-made à la Duchamp, dans une hybridation incongrue de chair et de ferraille. On connaît la fascination du réalisateur pour les corps dysfonctionnels — comme le figurent notamment l’aveugle et les infirmes de Los Olvidados ou encore sa Tristana boiteuse –, et le Jean Sorel mi-impotent mi-valide de Belle de Jour illustre à merveille la proposition-manifeste sur laquelle Nadja se concluait : « La beauté sera convulsive ou ne sera pas. »
Contrat de prostitution
À partir de là, la radicalité de Belle de Jour, plus encore que dans son inquiétante étrangeté, réside peut-être avant tout dans sa plénitude théorique : parachevant ce qu’il avait notamment amorcé dans Tourments (1953) — joyau fétichiste qui porte déjà en germe tout Vertigo –, Buñuel fait de Deneuve une pure silhouette hitchcockienne, soit un corps utopique — saisi uniquement par fragments –, qui se dérobe sans cesse au regard. En effet, loin de filmer sa comédienne comme un banal objet d’érotisme, le cinéaste la réduit presque à une pure surface de projection dont il sait faire un emploi admirable : ce corps fragmentaire — nuque, pieds, lèvres — est certes le lieu d’un désir très prosaïque, mais il s’offre dans le même temps comme un puzzle cubiste vaguement désordonné — et Buñuel ne tarde à en formuler le problème de façon très explicite. L’empreinte de Hitchcock est ici tellement flagrante qu’elle ne peut être appréhendée comme un simple hommage : avec sa chevelure d’une blondeur étincelante — tour à tour libérée et ramenée en un chignon impeccable –, ses tailleurs parfaitement ajustés et ses petits escarpins vernis, Catherine Deneuve ressemble à s’y méprendre à la Tippi Hedren des Oiseaux (1963), et, surtout, de Marnie (1964). Il serait cependant dommage de ne voir, en cette troublante gémellité, qu’un terne rapport de duplication : là où la Marnie d’Alfred Hitchcock est un coffre-fort — semblable, en quelque sorte, à ceux qu’elle force au cours du film — auquel est soutiré au compte-gouttes un trésor psychanalytique, la Séverine de Luis Buñuel, quant à elle, apparaît simultanément comme l’artisan et comme l’incarnation de sa propre image.
Aussi Catherine Deneuve donne-t-elle ici constamment l’impression d’être consciente de son statut de monstre de cinéma : tout en jouant le jeu de Buñuel, l’actrice pose elle-même les bases du contrat de prostitution qu’elle soumet à l’examen du spectateur — contrat qui, comme le soulignait Barthes dans S/Z, est peu ou prou au fondement de tout récit classique. Parce que Deneuve devance sans cesse les attentes du spectateur-voyeur, c’est au fond presque un commentaire sarcastique de Marnie qui se déploie dans Belle de Jour : le spectacle de la névrose devient secondaire — sa cause putative nous est subrepticement dévoilée au tout début du film — par rapport à sa dimension exégétique, et le marchandage au centre duquel Tippi Hedren se trouvait chez Hitchcock — prendre pour être prise, ravir pour être ravie — est ici énoncé de façon très pragmatique. Une scène, en particulier, condense tout cela de façon remarquable : Séverine est choisie par un client régulier de Madame Anaïs, lequel s’avère adepte de pratiques sadomasochistes. La jeune femme ne parvenant pas à endosser le rôle de maîtresse qui lui est alors assigné, Madame Anaïs l’introduit de force dans un cagibi adjacent à la chambre et décroche un tableau du mur recouvert d’un vieux papier peint à fleurs : il dissimulait un trou, à travers lequel Séverine peut observer le déroulement de la passe. Aussi exacte soit-elle, la citation de Psychose (1960) souligne moins une éventuelle duplicité de Séverine que, plus fondamentalement, le statut de Catherine Deneuve au sein du film : dans la distance qu’elle installe entre ce qu’elle montre et ce qu’elle laisse suggérer de la noirceur rentrée de son personnage, dans l’intervalle qui sépare le vécu du fantasmé, l’actrice, sous son apparent détachement, prend le contrôle d’un jeu de dupes aussi badin que cérébral. Pour toutes ces raisons, Belle de Jour est donc un film beaucoup plus rugueux qu’il n’y paraît : en posant un regard d’étranger sur le récit psychologique à la française, le film de Buñuel — à l’instar du récent Elle de Paul Verhoeven — transforme brillamment une simple étude de mœurs en machine narrative infernale, sous influence hitchcockienne, que l’élégance un peu surannée de la mise en scène vient polir en surface — sans jamais en émousser la vigueur politique.