Comme un écho à l’apostrophe lancée par Pascale Ferran lors de la dernière cérémonie des César, Pascal Mérigeau, critique de cinéma au Monde puis au Nouvel Observateur, pousse un véritable cri d’alarme – pour ne pas dire un coup de gueule – face à la situation catastrophique du cinéma français. Sous la houlette du célèbre pamphlétaire des Lumières et d’Otto Preminger, l’auteur se livre, tel un médecin légiste, à un constat clinique précis des causes du décès imminent de l’art cinématographique hexagonal.
C’est un fait, avec près de 250 films produits par an, le cinéma français se porte à merveille… apparemment. Car à y regarder de plus près, seuls 10% des films attirent dans les salles obscures 90% des spectateurs ne laissant aux autres que les 10% restant. Il est très difficile d’échapper au battage médiatique qui entoure ces « French Blockbusters » parfois plusieurs mois avant leur déferlement sur les écrans, les techniques hollywoodiennes ayant été parfaitement assimilées par les tenants de la promotion cinématographique. Comment en est-on arrivé là ?
Au début des années 1980, l’État a décidé de se porter au secours de l’industrie cinématographique nationale en obligeant les chaînes de télévision à participer à la production des films. Si cette intervention a certainement sauvé le cinéma français — le cinéma italien n’a pas eu cette chance — elle était porteuse d’un effet pervers à retardement. Il aura fallu vingt ans pour passer d’une « logique de création » à une « logique de diffusion », pour que le cinéma devienne l’esclave de son bailleur de fonds, pour que la télévision ne finance que les produits qu’elle pourra diffuser ultérieurement. Aucun Martin Bouygues actuel n’apporterait son soutien au financement du Van Gogh d’aucun Maurice Pialat. Être un cinéaste reconnu n’est plus suffisant, encore faut-il accepter d’engager l’acteur qui s’affiche déjà dans les pages people et les émissions télé ou de réaliser des films « très éclairés » (aucun rapport avec l’intelligence, on vous rassure) « de sorte que le salon du téléspectateur ne se reflète pas sur son écran désespérément plat ». On ne le dira jamais assez : un téléspectateur n’est en rien semblable à un spectateur et même si l’arrivée des home-cinemas concourt à l’entretien d’une certaine confusion des genres, il y aura toujours une différence fondamentale entre un sujet passif devant un petit écran dont le but avoué est de le rendre disponible aux messages publicitaires et un sujet actif que le cinéaste considère comme un partenaire, « un être intelligent, dont le cerveau doit rester toujours en éveil ».
Les producteurs, dont le métier ne se résumait pas jadis au seul financement des projets tant il leur semblait essentiel d’accompagner le cinéaste sur d’autres plans, sont aujourd’hui les otages des diffuseurs quand ils ne sont pas tout simplement dépourvus de culture cinématographique. Que dire des réalisateurs ? Mérigeau stigmatise leur individualisme forcené, leur absence de vocation, leur manque d’inventivité et leur collaboration active à la dégénérescence d’un art qu’ils prétendent servir. Il fut un temps où la sélection d’un film dans l’un des grands festivals équivalait déjà à une distinction. Ne faut-il pas voir la présence du Da Vinci Code à l’ouverture de Cannes en 2006 comme le symptôme flagrant de la « contamination de cet espace préservé » ?
Mérigeau ne se pose pas en donneur de leçon. Il rappelle que les journalistes aussi et les critiques de cinéma en particulier ont largement donné la main au vaste mouvement de mercantilisation du 7e Art : participation active au matraquage promotionnel sous couvert d’information, mise en avant systématique des chiffres de l’exploitation, soumission généralisée au principe des junkets, ses interviews à la chaîne organisés par les producteurs… Instrumentalisée, la critique a été en partie vidée de sa substance, « mise hors jeu ». Si l’on s’en tient au petit écran, on ne trouve aucune émission de cinéma qui soit autre chose que la répétition fidèle du contenu des dossiers de presse comme si « discuter un spectacle que les gens ont aimé […] signifi[ait] s’en prendre non au spectacle, ni même à son auteur, mais aux spectateurs eux-mêmes ». Tant et si bien qu’« à force de s’empêcher de dire du mal des mauvais films, on finit par les trouver bons ». Dans le même temps, la critique « cinéphilique » s’est radicalisée en favorisant systématiquement des films confidentiels, élevant un mur infranchissable entre cinéma ambitieux et cinéma commercial.
Le mal est-il pour autant irrémédiable ? Mérigeau se prend encore à espérer un retour de balancier – de bâton ? – eu égard à la capacité de résistance dont le cinéma a déjà fait montre dans des contextes politiques (stalinisme, nazisme…) qui ne prêtaient guère à son épanouissement. « Le cinéma ne restera […] un art que s’il se dégage de la télévision. Financièrement, esthétiquement, moralement. Il doit reprendre la main, ce que l’augmentation des recettes enregistrée récemment rend possible, sa survie est à ce prix. » Les moyens sont à rechercher du côté d’une complète réorganisation du système au profit des distributeurs indépendants et des exploitants engagés, et dont la mesure phare devrait être la limitation du nombre de copies afin d’éviter à l’avenir qu’un seul film rouleau compresseur monopolise plus de 500 écrans (Les Bronzés 3). Il y a des colères justes, celle de Pascal Mérigeau est de celles-là.