Fondateur de la revue bi-annuelle Décadrages cinéma à travers champs et auteur de La Fiction au cinéma (L’Harmattan 2001), Alain Boillat a consacré sa thèse à la voix au cinéma. Il nous en propose ici une version abrégée sous forme d’une réflexion théorique et historique sur la nature et l’emploi du matériau vocal au cinéma. De la voix vive du bonimenteur du cinéma parlé à la « voix in » enregistrée puis restituée du cinéma parlant, de la « voix off » d’un locuteur diégétique hors champ à la « voix over » d’un énonciateur désincarné, absent du monde même du film, c’est toute la richesse de la problématique de l’utilisation de cet autre propre de l’homme qui s’exprime ici.
À la fin des années 1930, le parlant supplante définitivement son prédécesseur, l’intégration de la voix se généralise et se standardise. En 1936, Sacha Guitry réalise « une œuvre à la fois volubile et proche du cinéma muet » : Le Roman d’un tricheur. Ce film, que Panofsky qualifiait de nostalgique, donne littéralement la parole à la voix over en la prenant aux acteurs. L’extinction de la voix synchrone se fait au profit d’un énonciateur omniprésent qui explore toutes les nuances du registre vocal over : description des images, distanciation vis-à-vis de la représentation, connivence avec le spectateur, pouvoir de manipulation des événements se déroulant à l’écran… Conteur et ventriloque, Guitry venu du spectacle vivant aime à mélanger les genres d’où le statut paradoxal de son film qui, fixé sur pellicule, tient pourtant de la performance unique. Il ira jusqu’au bout de cette démarche en 1938 où la séance de Quadrille est interrompue afin que le troisième acte soit joué sur scène et, en 1942, quand Fernand Ledoux intervient dans l’action du court-métrage La Loi du 21 juin 1907. François Truffaut et Alain Resnais ont affirmé le rôle fondateur du Roman d’un tricheur dans leur propre utilisation de la voix over. Présente dès le générique comme pour mieux camper son statut démiurgique – que le film soit, et le film fut – la voix over chez Guitry oscille dans « un mouvement contradictoire d’exhibition et d’effacement ».
Monteur de formation, Alain Resnais a le goût des structures narratives et formelles complexes et raffinées où la voix, qu’elle soit attraction (On connaît la chanson en 1997), narration (L’Année dernière à Marienbad en 1961) ou de régime mixte (I Want to Go Home en 1989) est toujours à l’honneur. Grâce à la postsynchronisation systématique, paroles et images se combinent et participent de la morphologie subtile voulue par le réalisateur. Alain Resnais tourne en 1959 sa première œuvre de fiction, Hiroshima mon amour qui fera date dans l’histoire de la voix au sein du dispositif cinématographique en juxtaposant trois régimes de voix over. L’explosion atomique du prologue s’accompagne d’une voix proche du documentaire qui permet de camper toute l’horreur de l’univers dans lequel se déroule l’action. Puis, le récit en flash-back où la voix over est le moyen de la mise en place de l’enchâssement narratif. Enfin la voix intérieure qui escorte les déambulations de la Française dans les rues d’Hiroshima. L’enchaînement des différentes fonctions reflète les stades successifs d’intériorisation du personnage féminin, les phases progressives de construction de sa propre identité. Cette singularité même de l’usage de la parole a valu au film de Resnais le qualificatif peu élogieux de bavard tant il est vrai que le procédé n’est pas sans engendrer un certain malaise. Tout au long du tournage au Japon, la voix de Marguerite Duras a accompagné Resnais sous forme de cassettes envoyées régulièrement par l’écrivain, rien d’étonnant alors à ce qu’il ait chercher « à créer chez le spectateur une sorte d’hypnose ». À n’en pas douter, « la voix du film est celle de Duras elle-même » et le spectateur est soumis « à l’emprise d’une conscience ».
En 1996, Jean Châteauvert dans Des mots à l’image, la voix over au cinéma avait brossé le portrait protéiforme de cet usage si particulier de la parole : « le narrateur en voix over peut parfois lire l’image, l’ignorer, s’éclipser dans certains segments du film, réapparaître dans d’autres et, plus encore, assumer des fonctions qui sont liées à la matérialité même du récit filmique ». Alain Boillat complète et enrichit le débat en mettant en valeur « les vertus humanisantes et unifiantes de la voix over » ainsi que sa faculté « d’immersion du spectateur dans le monde du film » prenant ainsi le contre-pied de l’opinion commune qui voit surtout en elle un facteur de distanciation. Une voix désincarnée qui « tel un esprit plane au dessus du monde diégétique » et donne corps au film. Désormais la parole n’est plus le parent pauvre de la recherche cinématographique mais un domaine à part entière disposant de ses propres critères d’analyse.