Il est peut-être le plus étonnant et éclectique des cinéastes français : Alain Resnais, l’infatigable passionné du cinéma, jouant avec délectation de ses potentialités formelles, Alain Resnais, l’éternel amoureux des acteurs. S’il a enchanté la Croisette cette année avec Les Herbes folles, il n’en est reparti qu’avec une récompense symbolique, donnant l’impression d’enterrer le cinéaste plutôt que de l’honorer. Alors, pour commencer en douceur une nouvelle décennie cinématographique, pourquoi ne pas entonner un vieux refrain avec Monsieur Resnais en nous replongeant dans On connaît la chanson. Réalisé en 1997 d’après un scénario du duo Bacri-Jaoui, On connaît la chanson n’est pas un film comme les autres. Ce que l’on en a surtout retenu, c’est son aspect ludique : le recours à des chansons françaises populaires, utilisées en play-back. Soit une comédie « musicale », qui n’est pas une comédie musicale au sens générique du terme. Mais alors qu’est-ce que c’est ? C’est un film qui s’inscrit bien dans un genre, la comédie de boulevard, tout en s’en amusant. C’est aussi, et sans être incompatible avec un ancrage générique, une œuvre marquée indubitablement du sceau de son auteur (et même de ses auteurs : réalisateur et scénaristes). Et c’est aussi, en filigrane, un moyen pour Resnais de nous parler de son rapport à l’art cinématographique lui-même. Bref un film décalé et composite, pas si léger et pas si anecdotique qu’il n’y paraît dans le parcours du cinéaste.
Petits jeux avec la comédie de boulevard
On connaît la chanson emprunte de nombreux éléments thématiques, structurels, verbaux et visuels au cinéma de boulevard. « On la connaît la chanson », puisque l’on reconnaît les traits génériques.
- Archétype, quand tu nous tiens
Dans On connaît la chanson, un certain nombre de personnages apparaissent comme typiques du boulevard : par leur caractérisation, leur exposition et leur construction en réseau. Ainsi, Odile (Sabine Azéma), personnage hautement stéréotypé, représente LA maîtresse de maison par excellence, comme le prouvent son acharnement et son perfectionnisme dans son achat immobilier. Elle est une femme d’intérieur au sens littéral. Ainsi, il lui déplaît donc de voir Camille, sa sœur cadette (Agnès Jaoui), et Nicolas son ami et ancien amant (Jean-Pierre Bacri), discuter sur le balcon. Non parce qu’elle ne veut pas les voir enfin s’entendre, mais parce que sa belle soirée de crémaillère doit se dérouler à l’intérieur de l’appartement, et non sur la terrasse. Odile possède évidemment des petits travers bien féminins : elle ne tient pas l’alcool, se révèle coquette et superficielle, se plaît à cancaner sur son entourage (scène d’essayage des chapeaux où elle aperçoit Nicolas avec une femme qui n’est pas la sienne). Ce personnage-type porte le sceau de la misogynie classique du boulevard. Obéissant aux règles du genre, il est présenté comme prévisible et non sujet aux changements. Ainsi Camille s’étonne-t-elle du retard d’Odile à un rendez-vous avec l’agent immobilier : « Ça m’inquiète, c’est pas son genre. » En tant que figure boulevardière, Odile vit dans l’immédiateté, ce qui permet d’en faire un élément déclencheur de quiproquos. Les costumes contribuent de surcroît à la caractérisation de ce personnage pétillant par une couleur unique, le rouge vif, exception faite d’une robe Christian Dior multicolore dans la séquence finale. De son côté, Marc Duverrier (Lambert Wilson) fait figure de jeune premier. Dès sa première apparition à l’écran, il est visuellement lié à Camille, la « jeune fille » du récit. Comme dans le boulevard, on joue sur l’implicite : le rapport des personnages dans le cadre induit leur future relation amoureuse. Marc est défini de façon simple, par son travail et son goût pour les femmes en deux plans seulement. On le voit dans son bureau, puis dans la rue chantant « J’aime les filles » (la voix de Jacques Dutronc se substitue alors à celle de Wilson). Le personnage véhicule ainsi deux thèmes majeurs de la comédie de boulevard : les affaires/l’argent, les relations amoureuses et intimes.
Le réseau complexe de personnages est présenté par des liens individuels : un personnage en introduit toujours un autre. L’ensemble des personnages est lié par des relations amoureuses ou professionnelles, sans pour autant se connaître. Comme c’est généralement le cas dans les comédies de boulevard, certains personnages sont ici construits par opposition. Les deux amoureux de Camille forment un duo chiasmatique. Marc est un jeune patron antipathique, faux, hypocrite, intéressé et toujours pressé. Simon (André Dussollier) est un vieil employé sympathique, attentif, amoureux, sincère et patient. Les sœurs Lalande forme aussi une paire antagoniste. Odile, l’aînée, est dynamique, impulsive et bavarde, mais ne brille pas par son intelligence. Camille est « l’intello de la famille », comme l’appelle sa sœur. Elle est calme, réservée et fragile.
- Trahison, dualité, ordre moral
La thématique du triangle amoureux et de l’adultère occupe évidemment une place de choix. Claude s’inquiète donc de voir Odile retrouver son ancien amant, Nicolas, alors que c’est lui qui trompe sa femme. Mais celle-ci est trop occupée par l’achat de son nouvel appartement pour le soupçonner. Les apparences sont souvent trompeuses en comédie et les préjugés sociaux abondent ! Apparaît aussi un autre thème majeur du boulevard : l’argent et le patrimoine. En comédie, ce dernier prime sur les sentiments depuis des siècles et constitue le fondement du mariage. C’est pourquoi Claude renoncera à quitter Odile dans la séquence finale, afin de faire face avec elle à l’ignoble agent immobilier Marc Duverrier. Son attitude permet dans le même temps de sauvegarder le couple et l’ordre moral. Cela correspond bien au caractère normatif et finalement peu subversif du genre boulevardier, où le souci des convenances prime sur les désirs individuels.
Dans le film de Resnais, de nombreux personnages souffrent d’effets de confusion identitaire dont ils font l’objet. Le personnage de Nicolas témoigne du paradoxe des perceptions. Il apparaît comme un homme prospère et un mari infidèle, puisqu’il conduit une grosse voiture et est accompagné d’une jeune femme blonde (cliché de la séductrice). Il s’avèrera en fait être un chauffeur consciencieux. Les personnages ne sont pas toujours ce qu’ils semblent être de prime abord. Cette dualité apparaît comme un écho lointain du thème topique du travestissement en comédie.
À ceci, vient s’ajouter le problème des rapports de pouvoir et de la rigidité de la hiérarchie. La séquence finale, dans le nouvel appartement d’Odile, en offre deux exemples intéressants. La courte conversation entre Simon et la supérieure d’Odile montre à quel point le statut professionnel influence le rapport entre ces inconnus :
Simon : Je suis un ami de Camille.
Femme : Vous êtes l’agent immobilier ?
Simon : Euh… Non, c’est lui. (Il pointe la cuisine où Marc fait essuyer sa veste tâchée)
Femme : J’suis une collègue d’Odile. (Un temps) Mais un petit cran au-dessus.
(Un temps) Mais ça ne nous empêche pas de bien nous entendre !
Simon : Oui, mais un petit cran au-dessus quand même. (Il s’éloigne, amer)
Pour cette femme, la fonction occupée semble donner sa valeur à l’individu et constituer un atout de séduction, ce qui ne coïncide pas avec l’idéologie de Simon. Elle effectue une distinction entre métiers dignes et métiers dégradants. C’est pourquoi elle rit nerveusement, presque avec dégoût, lorsque Simon déclare être auteur de pièces historiques radiophoniques. On remarquera qu’Odile obéit au même cadre normatif, oubliant parfois la bienséance qui sied à son statut social. Lorsqu’elle découvre que la luxueuse voiture de Nicolas n’est pas un signe extérieur de richesse, mais l’outil de travail du chauffeur, elle s’exclamera sans retenue : « Oh quelle horreur ! Je veux dire, c’est affreux. » Elle exprime sa surprise de le voir pratiquer un tel métier au lieu d’un poste de PDG, avant de réaliser à quel point elle s’est méprise sur son compte et de regretter de l’avoir soupçonné d’infidélité.
- Le quiproquo et le pouvoir du spectateur
Le scénario d’On connaît la chanson recourt souvent au procédé du quiproquo. Il est par exemple à l’origine de la relation amoureuse entre Camille Lalande et Marc Duverrier. Alors qu’ils attendent tous deux la même personne sans le savoir, Camille entend Marc tenir des propos typiques de la rupture amoureuse, en reniflant dans son téléphone portable. Sa sensibilité touche la jeune femme. C’est cette émotion et cette compassion pour la douleur de Marc qui la pousseront à entamer une relation affective avec lui. Or, bien plus tard, on apprend que, le jour de cette rencontre, Marc avait un rhume et apprenait au téléphone qu’il venait de perdre une vente, d’où ses propos dépités. Le comique de situation est aussi renforcé par des effets d’ironie dramatique : c’est-à-dire que les auteurs jouent constamment sur la différence entre ce que chacun des personnages croit savoir et ce que le spectateur sait de l’ensemble de la situation où ils sont tous impliqués. Dans le triangle Camille /Marc /Simon, chacun connaît les deux autres, tout en ignorant qu’eux se connaissent. Le spectateur de comédie est toujours omniscient. Ici, il est le seul avoir toutes les clefs en main pour comprendre les liens qui unissent ces trois personnages et jouir du plaisir des situations de chassé-croisé. Notons que, dans l’exemple cité, la « révélation » des trois personnages s’effectuera dans la cafétéria d’un musée, c’est-à-dire dans un lieu public. Ce type de lieux, propice aux rencontres fortuites, est souvent utilisé par les auteurs de comédies de boulevard pour favoriser les rebondissements.
- Dialogues et effets comiques
Les dialogues d’On connaît la chanson regorgent de double sens et de bons mots. La manipulation du langage est très efficace au début du film lors de la rencontre fortuite de Camille et Nicolas, provoquée par un élément burlesque : le choc de la portière de voiture ouverte par Nicolas au passage de Camille. Les deux personnages se reconnaissent et entament une conversation de politesse, mais Nicolas ne se souvient plus du prénom de la jeune femme…
Camille : Camille. (Nicolas ne semble pas plus avancé) Camille, Odile !
Nicolas (perplexe) : Camille Odile ?
Camille : Lalande, je suis la sœur d’Odile Lalande. Et toi ?
Nicolas : Moi ça va bien.
Camille : Non, non, toi comment tu t ‘appelles ?
Le flou de la définition identitaire et le double sens de la question de Camille sont sources de comique. Mais le dynamisme des dialogues ne s’exerce pas uniquement au sein d’une seule scène, il s’avère également remarquable dans le raccord et l’ellipse, comme le prouve le montage de la scène citée ci-dessus et de la suivante, montrant les retrouvailles de Nicolas et d’Odile.
Extérieur- Rue de Rivoli- Jour (fin)
Camille : Mais ça fait combien de temps que t’étais parti de Paris ?
Nicolas : Je sais pas, j’ai pas compté.
Intérieur- Appartement des Lalande- Soir
Odile : Tant que ça !
Nicolas : Eh oui, huit ans.
Nicolas apporte deux réponses complètement différentes dans chaque cas pour une même question. La concision et le rythme des répliques mettent en valeur la dualité du personnage.
Selon les usages du boulevard, les personnages d’On connaît la chanson profèrent à foison des vérités générales d’une banalité déconcertante. Ces constats et ces a priori peuvent être sources de rire, mais contribuent aussi à la crédibilité des personnages, ancrés de cette façon dans une réalité sociale et historique. Ainsi, après avoir découvert la relation entre Camille et Marc, Simon se réconforte en se disant que « y a des choses plus graves dans la vie, la guerre, la famine, le chômage ». De manière plus générale, on peut citer la banalité des propos tenus régulièrement par Odile à son mari. Elle lui reproche de ne prendre aucune décision et de se plier toujours à son désir. Elle voudrait un peu plus de résistance dans leur relation de couple. Les répliques d’Odile multiplient les lieux communs sur la vie de couple, suscitant la connivence d’un spectateur amusé.
Le scénario de ce film recourt évidemment aussi au procédé comique du running gag verbal. Quand Nicolas montre la photographie de sa petite famille à Odile, celle-ci a une impression de déjà-vu. Sans ironie, avec spontanéité, elle dit que cette photo lui fait penser à une publicité pour la chicorée. Plus tard, Nicolas montre cette même photo à Simon, qui formule la même remarque qu’Odile avec un naturel et une sincérité désarmantes. La répétition inattendue de cette référence publicitaire provoque le rire et contribue au désarroi de Nicolas. Son image un peu revêche s’en trouve adoucie. La complicité spectatorielle est entretenue par différentes remarques du même type, créant des effets comiques filés tout au long du film. Il s’agit par exemple des réflexions de différents personnages à propos d’une sculpture en forme de pile d’assiettes, de l’utilité des raisins secs dans le taboulé, des questions posées à Camille sur sa thèse d’histoire (« Les Chevaliers paysans de l’an mil au lac de Paladru », une expression quasiment passée dans le langage courant pour se moquer gentiment des thèses en sciences humaines).
- Scénario et dramaturgie boulevardière
Si le comique passe par le style et les mots, la structure même du scénario fait appel aux règles de la dramaturgie boulevardière pour susciter le rire. On évoquera seulement ici l’effet miroir, exploité à de multiples reprises dans On connaît la chanson. Celui-ci transparaît d’abord dans les dialogues. Il peut tendre à révéler des similitudes entre des personnages antagonistes. Ainsi, dans la scène finale, Camille tient les propos suivants : « Je veux toujours faire croire à tout le monde que je maîtrise tout et que tout va bien. » Cela rappelle à Nicolas les reproches de sa femme dans une scène précédente. La voix over de Jane (Birkin) devient alors l’écho de celle de Camille. Cette itération permet de créer un lien entre deux personnages ennemis, Camille et Nicolas. Cet effet sonore permet également un nouveau rebondissement dans le parcours de Nicolas, puisqu’il sera l’élément déclencheur de sa réconciliation téléphonique avec son épouse. L’effet miroir est donc utilisé ici comme nœud scénaristique.
Son utilisation dans l’imbrication des situations permet de montrer l’illogisme ou l’absurdité de certains personnages. Lorsque Odile aperçoit Nicolas avec une femme, elle pense surprendre une situation d’adultère, qui se révèlera n’être que professionnelle. Dans le plan suivant, Odile marche dans la rue et croise une voiture à l’arrêt : Claude, son époux, et une inconnue s’y embrassent fougueusement. Odile semble interloquée l’espace d’un instant, mais elle continue son chemin paisiblement. Nous la retrouvons ensuite chez elle en compagnie de son mari. Elle lui raconte qu’il lui est arrivé une chose bien étrange : la vision d’horreur de Nicolas trompant sa femme lui a donné des hallucinations et elle a vu un homme ressemblant à Claude avec une femme ! Tendu puis soulagé, Claude abonde timidement dans son sens. L’esprit naïf et fantaisiste d’Odile a effectué un véritable renversement des situations. Elle voit l’adultère là où il n’est pas et ne l’imagine même pas là où il crève les yeux ! Effet miroir d’une efficacité redoutable… La conversation du couple Lalande met en jeu la question du brouillage d’une réalité ambivalente et celle de la dualité des apparences. Ce motif apparaît déjà dans le boulevard classique : les personnages y cachent souvent leur véritable nature par le jeu ou le travestissement, mais celle-ci finit toujours par les dominer. Ainsi Désiré tente en vain de cacher son désir pour sa patronne dans le film éponyme de Sacha Guitry (1937). Dans La Cage aux folles (Édouard Molinaro, 1978), Georges tente de paraître viril et Albin de se faire passer pour une femme devant les beaux-parents de Laurent, mais cette tentative restera vaine : ils ne parviendront pas à masquer leur homosexualité.
Un film d’Alain Resnais
Si On connaît la chanson s’inscrit dans une perspective générique, le film glisse vers une forme hybride de « boulevard social » où les traditions du mélodrame et du music-hall, liées à la naissance du boulevard, retrouvent leur place par l’utilisation singulière de chansons populaires en play-back. La place et le rôle de ces moments musicaux sont une des caractéristiques du film d’un auteur soucieux d’un usage réfléchi des matières filmiques.
- Prise de vue, éclairage et montage
Dès le générique, le film affiche son particularisme. Le dessin vif des corps des personnages, surmonté de la photo de la tête des comédiens, accompagnent leur nom à l’écran. Le trait rappelle celui du générique et du prologue de Smoking et No Smoking, autres « films expériences » d’Alain Resnais. Cette présentation originale permet ici de donner le ton, avant même que le récit ne commence : légèreté, humour et mixité des genres.
Le film va se révéler, au fil des séquences, l’expression d’une sensibilité auctoriale particulière. La qualité du traitement de l’image et du montage l’émancipe en partie du genre boulevardier. Comme le générique pouvait le laisser présager, les couleurs sont généralement saturées, ce qui contribue à donner l’impression d’un univers irréel, simpliste et un tant soit peu puéril. Le choix des costumes accentue cet effet. À ce sujet, nous avons déjà évoqué la vivacité des tenues d’Odile, mais il est aussi intéressant d’observer le rapport du costume au décor, parfois symbolique du rapport du personnage au monde. Si le rouge vif détache Odile du fond, ce qui concorde avec son tempérament de feu, les vêtements de la timide Camille semblent l’aider à s’y confondre. Les choix photographiques occupent une place importante dans la singularité de l’univers fictionnel. Un exemple parmi d’autres : la première rencontre de Camille Lalande et Marc Duverrier. La douceur du clair-obscur permet de créer une atmosphère romantique et chaleureuse dans un appartement vide à l’architecture moderne et froide. Derrière la baie vitrée de l’appartement, la maquette et la toile peinte reconstituant un magnifique panorama parisien sont baignés dans un effet « coucher de soleil ». Grâce à cet éclairage, la picturalité du fond factice semble peu à peu contaminer toute l’image au fil de la scène, quand l’amour naissant semble suspendre le temps…
Dans la scène finale, la stylisation de l’image permet de rendre compte de la tension croissante. À plusieurs reprises, une méduse apparaît en surimpression en noir et blanc. Représentation concrète sur la surface de l’image d’un mystère pesant et bientôt dévoilé, l’image de la méduse possède un rôle impressif. Cette incrustation surprenante dans un film de comédie sert aussi d’élément formel transitoire entre les différents moments forts de cette longue scène de crémaillère. Le leitmotiv visuel de la méduse est prolongé par un effet de volet horizontal simulant le mouvement d’une onde aquatique, au moment où un secret crucial est révélé à Odile : Marc lui caché l’existence d’un projet immobilier, qui détruira la splendide vue qui fait l’attrait et la valeur de l’appartement fraîchement acheté. Remarquons la qualité du traitement de l’ellipse et du travail de montage impressif au moment de « la » révélation exposée en huit plans. Le scoop de la soirée est énoncé par un discours visuel, et non verbal, rendant compte de la panique suscitée chez la principale intéressée, informée en dernier. Ellipses temporelles, effets sonores ponctuels, mouvements de caméra vifs et soudains, angles de prise de vue extrêmes contribuent à la création d’une séquence impressive, singulière par rapport au « classicisme » du filmage dans toutes les autres séquences.
- Thèmes et personnages : une certaine modernité cinématographique
Si les personnages recourent parfois au comique de mots, ils le mettent aussi parfois à mal. Marc essaie à deux reprises d’être drôle sans y parvenir. Il raconte ainsi successivement à Camille, puis à Odile, comment il a mouché Simon par un jeu de mots fort habile selon lui : « Vous savez Simon, vous n’êtes pas seulement un auteur dramatique, mais vous êtes aussi un employé dramatique ! » L’échec de son numéro comique prouve l’incertitude dans laquelle les personnages évoluent et trahit dans le même temps la nature d’un personnage antipathique et manipulateur. Dans le boulevard, les types sont monolithiques, souvent mus par un désir unique, et leur hiérarchie n’est jamais vraiment bouleversée. Aucune de ces caractéristiques ne peut totalement s’appliquer au film de Resnais, où l’instabilité des situations et des caractères est souvent la règle. L’indétermination des évènements et des personnages correspond à une dialectique moderne du cinéma, rendant compte d’un monde où l’individu a perdu ses repères, où rien n’est définitif et acquis. Si certains des personnages d’On connaît la chanson sont assimilables à des types génériques, d’autres paraissent ambivalents ou noyés dans leurs propres contradictions. Dans le réseau de personnages, Camille (Agnès Jaoui) incarne la jeune première, mais elle n’en possède pourtant pas les traits classiques. C’est son extrême simplicité et sa timidité qui la rendent séduisante, alors que l’ingénuité et la légèreté seraient plutôt l’apanage de son aînée. La spasmophilie de Camille contribue à en faire un personnage touchant et éminemment contemporain.
On connaît la chanson exploitent des thèmes topiques de notre société occidentale, étrangers à la comédie classique et au boulevard. Les personnages de Camille et Nicolas permettent d’évoquer des maux modernes liés au statut social et au monde du travail (stress, mal-être, dépression). Les visites de Nicolas chez différents médecins construisent une satire amusante de la médecine française et du comportement des patients. La première consultation nous le présente chantant « Je ne suis pas bien portant » de Gaston Ouvrard. La répétition de cette chanson à chaque visite souligne le caractère obsessionnel d’un personnage soupçonné d’hypocondrie, avant que les propos de Camille sur son propre état ne lui permettent de comprendre ce dont il souffre. Chaque médecin consulté par Nicolas met en doute l’avis du précédent et le patient semble faire ses courses chez l’un et chez l’autre pour remplir son armoire à pharmacie, sans jamais trouver d’explication crédible à ses symptômes. La question du chômage est abordée à travers l’embauche d’un nouvel employé par Odile. Lorsqu’elle refuse le poste à un candidat pour favoriser une connaissance, le malchanceux explique qu’il cherche un emploi depuis deux ans. Lorsqu’elle rencontre un vieil homme dont le fils vient d’échouer à un entretien d’embauche alors qu’il est chômage depuis deux ans, Odile pense (à tort) qu’il s’agit de la même personne et se trouve saisie de remords. Au problème de l’emploi est couplé celui des études, non-professionnalisantes et parfois interminables, à travers les scènes abordant l’inutile thèse de Camille.
La comédie devient le prétexte d’un portrait doux-amer d’une société française contemporaine menée par le jeu des apparences. La question de la place de l’individu dans la société constitue un thème récurrent dans les scénarios de Bacri et Jaoui. Le problème de l’image de soi et du regard des autres, très abouti dans Comme une image (2004), apparaît déjà ici de façon sensible. Nicolas a toujours l’impression que sa femme « voudrai[t] qu’[il] soi[t] quelqu’un d’autre ». Il n’assume pas son image et celle que les autres peuvent avoir de lui. Il se sent (à tort) juger en permanence. Dans ce film, la distorsion des perceptions alimente l’insatisfaction et l’envie. Dans un restaurant, une jeune femme pleure à chaudes larmes en se confiant à son amie et envie la douce complicité d’Odile et Claude installés quelques tables plus loin. Le point de vue de la jeune femme nous montre Odile caressant la joue de son époux. Le plan suivant montre la même action sous un angle différent. Odile passe bien sa main sur la joue Claude, mais elle y efface juste une trace de stylo. Nous sommes aux antipodes du romantisme observé par la jeune femme. Le réel est ambigu et nos envies conditionnées par des impressions subjectives et des interprétations hâtives. Le ridicule de l’enviosité est accentué ici par la réflexion d’Odile. Mme Lalande préfèrerait se trouver à la place de la jeune femme en pleurs, car celle-ci a la « chance » de passer la soirée avec une confidente, une amie sincère apte à la comprendre, et non avec un mari peu loquace et hermétique à ses préoccupations. On revient aux sources de la comédie moliéresque, en suscitant le rire des spectateurs par la démonstration de ses propres travers. En se moquant des personnages, on prendrait de la distance pour réfléchir au ridicule ou à la bassesse de nos propres attitudes.
- L’expérimentation cinématographique à la Resnais
La grande particularité du film réside évidemment l’imbrication de passages chantés dans le déroulement narratif. Mais nous ne sommes pas ici dans une comédie musicale au sens traditionnel du terme. En effet, les acteurs ne chantent pas, mais les interprétations originales sont synchronisées sur le mouvement de leurs lèvres. Une femme peut alors se retrouver avec une voix masculine, et vice-versa. Alors que la comédie musicale utilise la chanson comme un numéro de type music-hall rythmant le récit et pouvant modifier son cours, elle est ici uniquement utilisée en tant que texte. La chanson véhicule un message, l’interprétation qui en est donnée ne revêt qu’une importance très secondaire. Celle-ci permet juste de réactiver une mémoire collective populaire. Les parties chantées ne sont pas diégétisées : elles relèvent de l’aparté. Même quand un personnage regarde le « chanteur » pendant son numéro, cet interlocuteur ne semble pas entendre les propos chantés. La conversation reprend ensuite au point où elle s’était interrompue. La chanson intervient donc comme un révélateur de l’incommunicabilité entre les êtres. Elle témoigne de ce fait de l’isolement de l’individu, de sa difficulté à habiter le monde et à vivre avec les autres.
Dans cette œuvre légère, Alain Resnais, avec la complicité du tandem Bacri-Jaoui, reprend donc, en filigrane, une problématique du cinéma moderne qui court dans toute son œuvre (qu’il s’agisse d’Hiroshima mon amour, Muriel ou L’Année dernière à Marienbad…). Malgré son ton comique et ses couleurs pimpantes, On connaît la chanson s’inscrit dans une logique filmographique et relève d’une volonté perpétuelle du cinéaste d’explorer toutes les ressources de son art, afin de servir avec finesse et acuité un discours précis. On notera également les liens de ce film avec son prédécesseur dans la filmographie de Resnais : Smoking/No Smoking (1993). Les dessins des personnages, réalisés par le même artiste (Floc’h), servent à chaque fois à les présenter pendant le générique initial. La saturation des couleurs et la vivacité des costumes rappellent dans les deux cas la technique de l’aplat pictural. Le caractère pétillant et impulsif d’Odile Lalande rappelle celui de Celia Teasdale, un des personnages joués par la même Sabine Azéma dans Smoking/No Smoking. Et lorsque nous voyons Odile sortir de son lieu de travail et traverser un cimetière, nous pensons évidemment aux multiples scènes de cérémonies funéraires, où Célia Teasdale converse dans le cimetière d’une église. Ces films ne communiquent pas seulement avec le public, mais également entre eux, formant un réseau structuré et logique, construisant une cohérence implicite dans l’œuvre du cinéaste. Resnais joue clairement sur les connaissances cinématographiques du spectateur pour instaurer une connivence.
- « Y a quelqu’un qui la connaît cette chanson ? »
Avant de conclure cette analyse, évoquons rapidement un personnage très secondaire, mais néanmoins primordial dans la dramaturgie : le père de Camille et Odile, présent uniquement dans deux scènes. Lors de la soutenance de Camille, cet homme rondelet, jovial et chaleureux félicite sa fille avec fierté et enthousiasme. Il réapparaît ensuite dans la scène finale de la crémaillère. C’est lui qui, en premier, émet un doute sur la « bonne affaire » faite par Odile : il trouve le prix de vente bien bas pour un appartement si grand et si chic. L’idée d’une arnaque immobilière, ultime nœud dramatique conduisant au dénouement, est amorcée par un personnage mineur dans la distribution et présenté comme peu cultivé. Il devient cependant un personnage pivot permettant de lancer une piste pour démêler l’intrigue. Alors que tous les invités ont quitté les lieux après la révélation finale, on le retrouve seul dans le salon parsemé de verres et d’assiettes vides. Il saisit alors un disque sur la table basse. Pour la première fois, il est seul dans le cadre de l’image et filmé en valeur de plan rapproché. Il semble d’abord parler tout seul : « Tiens, ça me rappelle quelque chose. » Puis il se tourne vers l’axe optique pour s’adresser au spectateur : « Y a quelqu’un qui la connaît, cette chanson ? » S’ensuit le noir final.
Si le regard caméra tend à extraire le personnage de l’univers diégétique, la dernière réplique l’en dédouane totalement. Très secondaire dans l’intrigue, il n’a existé que pour s’amuser avec le spectateur du dispositif cinématographique mis en place, de l’appropriation de chansons populaires au profit de la narration filmique. Au-delà d’une simple référence au titre du film, cette adresse directe fait apparaître l’ensemble de l’histoire comme un simple prétexte à la mise en scène de chansons appréciées par Resnais, Bacri et Jaoui. M. Lalande passe finalement du statut du personnage pion, très secondaire, à celui de narrateur. Esseulé dans le cadre de l’image, il apparaît finalement comme une forme abstraite : il n’a existé dans le récit filmique que pour devenir le véhicule de la voix de son créateur dans ce plan final. Son intervention inattendue permet de prendre le spectateur en flagrant délit de rêverie : comment a‑t-il pu se laisser embarquer dans ce récit loufoque reposant sur un principe aussi artificiel ? Cet épilogue témoigne de l’idéologie cinématographique de Resnais, pour qui le cinéma est un instrument de création aux possibilités exponentielles, aux pouvoirs multiples, dont l’utilisation peut revêtir une certaine dimension magique.
En bref
Si la filiation avec le théâtre et le cinéma de boulevard est évidente, On connaît la chanson ne se résume pas à un simple calque de personnages types, de situations prédéfinis et de jeux de mots usés. Loin d’être une macédoine d’éléments sortis de leur contexte et utilisés comme des « trucs » comiques, le film exploite les qualités dramaturgiques du boulevard en les adaptant à un univers moderne. Même si le cadre reste bourgeois, comme dans le boulevard traditionnel, les enjeux dramatiques se sont déplacés sur des questions plus sociales et psychologiques. Le rire est aussi devenu plus jaune. Le succès d’On connaît la chanson est en grande partie dû à son emploi intelligent et habile de chansons françaises, capables de fédérer un public autour d’un chassé-croisé amoureux et financier assez classique. Le plaisir réside aussi dans la découverte à l’écran d’acteurs majeurs du cinéma français dans des personnages désopilants, ainsi que dans l’observation du couple à la ville Bacri-Jaoui, incarnant toujours à l’écran des personnages en conflit. Les auteurs offrent ici une peinture acerbe d’une société individualiste à l’équilibre fragile, où le bonheur est rarement au rendez-vous. Un constat amer sur un air léger… Le décalage n’atténue pas le message, bien au contraire. Après Smoking/No Smoking et avant Pas sur la bouche (2003), On connaît la chanson s’inscrit dans le cycle « comédie » du long et riche parcours d’Alain Resnais. Et le genre se trouve certainement revivifié par l’appropriation de cet infatigable vieux monsieur.