Qui peut se targuer d’avoir vu l’avant-dernier film de Bergman ? Loin d’avoir eu le succès du dernier-né du cinéaste, Saraband, En présence d’un clown a fait trois petits tours et a disparu. Présenté à Cannes dans la sélection « Un certain regard » en 1998, montré deux fois à la télévision, jamais distribué en salle, il est désormais un film « invisible ». Une absence que cet essai de Jean Narboni, ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma et auteur de livres passionnants sur le cinéma, tout à la fois comble et fait sentir. Une absence qu’il comble, parce que l’ouvrage a cette rare qualité qu’il donne à voir et prolonge la vision ; une absence qu’il fait cruellement sentir aussi, parce qu’au fil des pages se donne à lire inlassablement la « joie » qu’a ressentie l’auteur face au film. Un essai à lire, donc, pour se donner l’envie de voir En présence d’un clown autant que pour en prolonger le plaisir.
Le livre s’ouvre par un texte intitulé « Demain encore une fois », qui résonne comme un des plus beaux hommages rendus à ce cinéaste qui, comme l’écrit Jean Narboni « a toujours éprouvé avec intensité sa vie comme gagnée à l’arraché sur une mort chaque fois annoncée ». Un hommage « malgré lui », puisque le texte est écrit alors qu’Ingmar Bergman est encore de ce monde (le cinéaste décédera deux semaines après la rédaction de cet essai). Or justement, c’est dans cette dialectique entre l’imminence de la mort et l’affirmation acharnée de la vie que se situe ce film, et Jean Narboni nous rappelle que le titre originel est une citation du célèbre monologue du « bruit et de la fureur » de l’acte V, scène 5 de Macbeth. Bergman a choisi les quelques vers qui précèdent la fameuse métaphore shakespearienne de la vie comme « une histoire contée par un idiot », « pleine de bruit et de fureur et qui ne veut rien dire ». Le texte apparaît à l’ écran au début du film : « La vie n’est qu’un fantôme errant, un pauvre comédien qui se pavane et s’agite durant son heure sur la scène et qu’ensuite on n’entend plus. » Larmor och Gör Sij Till : Se pavane et s’agite, titre bien plus évocateur, plus fidèle à Bergman, à sa personne toute entière autant qu’au sens de son film, qu’En présence d’un clown. Le texte de Jean Narboni tisse des liens entre le titre du film et sa destinée, errante, fantomatique ; il met en regard l’auteur – plus certain que jamais qu’il va mourir bientôt – et l’œuvre, sans nul doute une des plus personnelles du cinéaste, « l’un des plus beaux, libre et fou, et, si l’on ose dire, certainement le plus unique ».
L’avant-dernier chapitre, intitulé « La Joie », revient sur la tension constante entre ces obsessions bergmaniennes qui menacent de faire « sombrer » tous les personnages du film – la maladie, la vieillesse, la haine, la violence, la folie, et en définitive cette mort incarnée par le clown blafard et riant qui rôde à deux reprises dans l’image – et un mouvement d’allègement, de libération, un échec sans cesse réitéré de la pesanteur vaincue par l’invention, l’art, le partage la folie aussi. Peu avant, Jean Narboni aura analysé dans ce sens le dernier plan du film, où les mots de Carl – « on sombre » – sont contredits par le mouvement de la caméra, une violente plongée, caméra à la verticale et un lent zoom arrière qui donnent un sentiment d’élévation. Un film « “bergmanien” en diable », et en même temps atypique ; un film qui est à la fois « la maladie et la guérison du bergmanisme », et qui montre que Jacques Rivette avait vu juste lorsqu’il écrivait, déjà en 1958, à propos de Vers la joie, contre l’image traditionnelle d’un cinéaste sombre, qu’Ingmar Bergman était « un optimiste irréductible ».
Entre ces deux chapitres, Jean Narboni suit pas à pas le film pour nous en restituer toute la richesse visuelle, sonore, thématique. Se pavane et s’agite était à l’origine une pièce en trois actes que Bergman avait écrite en 1993 pour le théâtre. Le film reprend cette division. Acte I : deux fous dans l’asile psychiatrique d’Uppsala à l’automne 1925, Carl Akerblom, fasciné par Schubert, et Osvald Vogler par Les Confessions de la comtesse Mitzi. Le premier, inventeur aussi prolifique que méconnu, a soudain une idée révolutionnaire : « la cinématographie vivante et parlante ». Acte II : le local de la Ligue de tempérance à Granas, terre perdue sous les neiges de la Dalécarlie. Carl a tourné un film sur les derniers jours de Schubert (et sur la princesse Mitzi) et s’apprête à y donner le premier spectacle cinématographique. Au milieu de la représentation, l’appareil prend feu, et le théâtre prend la relève, quand la petite troupe d’acteurs du film décide de rejouer l’histoire en direct. Acte III : fin de partie. Carl et sa femme, seuls. La grande force de l’essai de Jean Narboni est d’avancer avec le film, avec une précision et une acuité de regard telles que nous voyons les images, ressentons les atmosphères, percevons les ruptures de rythmes (ô combien nombreuses dans ce film « dédié » à la musique). La dimension burlesque qui s’insinue dans « Le Premier Acte asilaire », « l’atmosphère griffithienne du cinéma des origines » au début de l’acte II, le miracle de la communion entre les spectateurs quand la séance de cinéma devient spectacle théâtral : Jean Narboni accompagne notre regard, en nous montrant ce que le film montre, et comment il le montre, en nous racontant ce que dit le film et comment il le dit. Au fil des pages, nous avons le sentiment de voir non pas autre chose, mais de voir mieux. Le propos est éclairé de très nombreux photogrammes en couleur extraits du film, images que l’auteur a remarquablement choisies, car elles rendent au lecteur le regard du spectateur et lui permettent tout à la fois d’illustrer immédiatement le texte, et de se livrer à la contemplation.
Un fil d’Ariane parcourt le livre de Narboni : la musique de Schubert, car c’est là qu’est le « leitmotiv visuel et sonore du film ». Voyage d’hiver, le cycle de 24 lieder composé par Schubert quelques mois avant sa mort, et dont le dernier lied ouvre le film de Bergman, est d’ailleurs le sous-titre que l’auteur aura choisi pour son essai. Et le critique d’interrompre le temps d’un chapitre intitulé « Le Joueur de vielle » sa progression dans le film pour évoquer le musicien et sa présence dans le film. En présence d’un clown s’ouvre sur l’image de Carl Akerblom rejouant inlassablement sur un gramophone les premières notes au piano de ce dernier lied, justement intitulé « Le Joueur de vielle ». Jean Narboni nous apprend que Schubert identifiait le chant qui commence après ces quelques notes à la mort ; et justement, Carl ne laisse pas ce chant se déployer. Le poème raconte l’histoire d’un vieillard abandonné à lui-même dans le froid, qui tourne sans fin la manivelle d’une vielle, et auquel personne n’accorde d’attention. Le critique nous rappelle que ce lied, généralement considéré comme le cri de la désolation, un abandon au fatalisme, a aussi pu être entendu comme le détachement du poète face à l’indifférence, l’affirmation d’un éternel recommencement, et la possibilité d’un accord des poètes face à l’infortune. Le voyage d’hiver est donc le cœur non seulement visuel et sonore du film, mais aussi thématique. Cet air est comme « une question en suspens », cette même ambivalence qui, conclut Jean Narboni, habite le film du début à la fin, « jusqu’à l’ultime mouvement de caméra ». Et l’auteur de nous rappeler pour finir que cet « éternel recommencement », cet acharnement à défier les forces qui nous font sombrer, cette tendance au « une fois encore », s’incarne dans le motif de la roue : la vielle dans le lied de Schubert, la manivelle de l’appareil de projection du cinématographe. Peut-être est-ce pour cela qu’Ingmar Bergman rappelle si souvent la fascination qu’il ressentit dans son enfance lorsqu’il découvrit le cinématographe : les images projetées grâce aux incessants tours de manivelle sont comme un défi au néant, à la disparition. Une fascination qu’il évoqua justement, précise Jean Narboni, dans le remarquable documentaire consacré au tournage de En présence d’un clown.
Si l’on s’est attardé quelque peu sur ce chapitre, ce n’est pas seulement parce que la musique de Schubert est le leitmotiv du film, et le fil directeur de l’essai de Jean Narboni : c’est aussi parce qu’il illustre parfaitement la manière qu’a le critique d’éclairer notre perception du film, de prolonger notre vision (et notre ouïe). Comme il l’écrit lui-même, il n’est pas nécessaire de savoir tout cela pour être touché par cette musique, et pour en percevoir l’ambivalence : mais notre regard et notre ouïe sont comme affinés par l’essai de Jean Narboni. C’est avec la même subtilité que l’auteur autorise les rapprochements entre le film et la vie du cinéaste, dont on sait à quel point elle a pu nourrir ses films. Pour Jean Narboni, la projection de La Joie de la fille de joie pour un public raréfié et attentif est peut-être une forme de réminiscence de la mise en scène du Père de Strindberg par Bergman dans sa jeunesse. Mais pas plus que chez Proust, le décompte des éléments biographiques ne rend compte de l’œuvre : il y a chez les grands auteurs comme une magie, une puissance de réactivation, de résurrection. Un temps retrouvé et réactivé par la magie du cinéma. Jean Narboni parsème son essai de semblables rapprochements, qui éclairent l’œuvre sans prétendre la réduire à ces comparaisons. Rapprochements avec la vie de l’artiste, liens tissés avec d’autres films du cinéaste, mais aussi avec d’autres auteurs : Proust, on l’a vu, mais aussi João César Monteiro, ou encore Laurel et Hardy, et Samuel Beckett pour le burlesque, la bouffonnerie grave, les ruptures de ton.
Lors de la table ronde organisée par la Cinémathèque de Paris à l’occasion de la sortie de son livre, Jean Narboni définit ainsi le film : « un très grand film d’amour ». La tendresse de Bergman pour chacun de ses personnages y est manifeste. Pour Petrus Landall particulièrement, qui est, selon l’auteur de l’essai, comme une figure de projection, de transfert de Bergman jeune. Un film d’amour aussi, parce qu’il contient et interroge tous les amours du cinéaste, les femmes, le cinéma, le théâtre, la musique. Un film d’amour surtout, parce qu’il est mu par un prodigieux mouvement de liberté, qui imprègne le rythme du film lui-même, en ses articulations, ses enchaînements, « fabuleux » dans leur souplesse, leur liberté. C’est tout cela que dit l’essai de Narboni, en suivant le film pas à pas. Et c’est sa propre tendresse pour ce film qui s’y fait sentir. À la question : « pourquoi écrire sur un film invisible ? », Jean Narboni répond : « pour dire la joie et le sentiment de liberté éveillés par un film qui, accumulant à plaisir et d’entrée de jeu tous les motifs d’accablement et de désespoir, s’en déleste chemin faisant pour s’éclairer et prendre son envol », par « gratitude » pour l’auteur. Étaient présents à cette table ronde les directeurs de la remarquable collection Côté films des éditions Yellow Now, dans laquelle est publié cet essai, Fabrice Revault et Marcos Uzal : ils rappelèrent à cette occasion que le principe de la collection était que chaque livre corresponde à son auteur, que l’on y lise son rapport au film, sa personnalité. Pari tenu, ici, par Jean Narboni. Ce qu’on lit en filigrane à chaque page de cet essai, c’est la joie qu’il ressent face à l’avant-dernier film de Bergman. « Partager » est le titre de son dernier chapitre : nul doute que chaque page témoigne de son propre désir de partager cette joie. Nous donner envie de voir et revoir le film, c’est le pari tenu du livre de Jean Narboni.