Plus de vingt ans après les magnifiques Fanny et Alexandre et Après la répétition, Ingmar Bergman renoue avec le cinéma de fiction et nous livre un Saraband en forme d’œuvre testamentaire.
Prologue. La télévision.
Prologue du film : Marianne nous confie son histoire. Elle est assise à son bureau, devant une table jonchée de photographies. Photos éparpillées et format vidéo du film, plongent le spectateur dans un temps clos, sans aucune trace de l’image de télévision en prise directe, rapide, panoramique et grouillante… Et si Ingmar Bergman, auteur de spots publicitaires pour le savon Bris en 1951, était le seul cinéaste vivant qui méprise le temps convenu de la télévision ?
L’histoire. Le couple.
Marianne (Liv Ullmann) et Johan (Erland Josephson), les deux époux de Scènes de la vie conjugale (1973), ont appris ensemble les flux et les reflux de l’amour et du désir dans le couple. Saraband est un film-prolongement, un film testament par la force des choses (l’âge du cinéaste) plus que par son sujet car Ingmar Bergman a déjà filmé la vieillesse et la filiation dans Les Fraises sauvages (1957) et Après la répétition (1984). Johan, transfuge du cinéaste, intellectuel égocentrique solitaire et vieillissant, confronté à son passé, à la question de l’éducation des enfants, à l’amour et à la haine filiaux, ne porte pas le beau rôle. « Ta haine t’apporte un semblant de personnalité » lui dit Marianne, qui fut sa seconde femme. Elle le rejoint dans sa maison perdue au milieu des bois pour mettre fin à une séparation de plus de dix ans qui leur a été imposée. Elle sait, confusément, comme le sait sûrement notre cinéaste, veuf, vivant isolé sur son île, que ce repli d’ermite ne peut être joyeux. C’est « l’Enfer de la solitude ». Première victime de leur séparation dans Scènes de la vie conjugale, Marianne décide de se confronter à nouveau à Johan. Une fois de plus, femme fidèle à l’univers du cinéaste, elle apporte les mots de quiétude qui tenteront d’apaiser les deux amoureux. Pénétrant dans l’univers de Johan, elle découvre les curieux rapports qu’entretiennent Henrik (le fils de Johan) et sa fille Karin qui partage son lit. Henrik, musicien, torture mentalement sa fille pour faire d’elle une violoncelliste virtuose.
Le féminin et le corps.
Saraband est porté par l’inspiration et la construction harmonieuse des mouvements de la musique classique. Ce film continue de travailler les obsessions visuelles et psychologiques d’Ingmar Bergman. Il y est question d’introspection et de dissection des rapports homme/femme, qu’ils soient ceux d’amants ou de parents, le drame filial du père et de sa fille rejouant les jeux de pouvoir et de manipulation qui ont existé entre les anciens époux. Toutes les relations du film sont inégales et monstrueuses : le poids psychologique du père sur sa fille, l’attachement atavique et suicidaire de la fille pour son père, le génie de la fille contre les dons brisés du père, le fantôme écrasant de la mère, la vision prophétique de cette mère sur les relations père/fille, l’amour (ou plutôt l’abnégation ?) et la dévotion de Marianne pour Johan, l’égoïsme et le pouvoir de Johan sur sa femme et son fils. La vision de Bergman est douloureuse : seules les deux femmes parviennent à s’écouter et à partager un moment de chaleur et de complicité. Leur baiser, miroir déformant de la courte promesse de chasteté des amants, est un baiser comblé. Figure pessimiste du cinéaste, qui fait du couple féminin un rare moment de répit, ce baiser témoigne aussi de l’importance du corps pour le cinéaste que l’on retrouve dans ses dialogues. « Je n’ai rien senti quand il m’a trompé » affirme confusément Marianne à Karin. Et pourtant, la parole, l’esprit et le corps libérés par ses retrouvailles avec Johan, Marianne parviendra à caresser de nouveau le visage de sa propre fille. Bergman s’interroge pour savoir si l’émotion se transcrit toujours dans le corps.
À l’écran. Des visages.
Le cinéma de Bergman supprime la distance inhérente au théâtre mais ses images en conservent le décor dépouillé, les pièces et les espaces confinés. Dans cet espace cinématographique déserté, il y a toujours une parole, une expression d’acteur ou un va-et-vient de personnage. Bergman scrute les hommes sans s’encombrer de leurs paysages. Ce sont les visages des acteurs qui envahissent l’écran. L’image récurrente de Bergman, connue des cinéphiles, représente deux visages cadrés au millimètre près, l’un de profil et l’autre face à la caméra. Cette géométrie idéale est saisissante. Elle émerge des fascinantes photographies scientifiques des médecins du début du siècle tentant de percer les âmes et les caractères, ou peut-être, plus avant, des croquis des hommes de la Renaissance pour dessiner ces mêmes caractères. L’absence de vis-à-vis des personnages délie leur parole. Les lignes croisées du regard des acteurs laissent le champ au regard du spectateur. Plus loin, quand le couple passe aux aveux, un dos voûté obstrue le champ. Plus loin encore, un cadre est empli de deux visages, face à face, nez à nez. Dans un autre cadre, Bergman enserre en étau deux visages l’un au premier plan et l’autre au second. Il y a toujours deux visages… Ces poses plus ou moins « naturelles » mettent en scène notre comédie des corps au moment de la Confession. Détails des visages et constructions des plans sont les photogrammes envoûtants de l’univers du cinéaste. On sait que le cinéma n’inventa pas les visages mais le gros plan (en tant que prolongement d’autres plans). Les gros plans de Bergman, aussi célèbres que ceux de Dreyer, sont une de ses signatures cinématographiques.
La croyance et le style.
Le cinquième volet du film est intitulé Bach. Bergman y filme, sur une musique classique célèbre, l’intérieur d’une église, vide et baignée de lumière. Ce topos artistique est une représentation évidente de la Mystique. Bergman, esthète et philosophe, ajoute alors un gros plan sur une sculpture de bois. Cette matière charnelle, associée par effet de montage au plan précédent de l’église, dessine la figure d’un triptyque audacieux de foi, de doute et d’émotions artistiques. Ingmar Bergman continue de composer ses images en fonction de plusieurs sens.