Fanny et Alexandre devait être, selon le souhait du cinéaste, le dernier film de Bergman exploité en salles. Ses téléfilms ultérieurs l’ont cependant rattrapé par le collet : Après la répétition (1984) et Saraband (2003) sont passés de la petite à la grande lucarne. Présenté en 1998 au festival de Cannes, En présence d’un clown n’aura connu que les honneurs de la télévision suédoise et d’Arte jusqu’à cette année de grâce 2010, au cours de laquelle Capricci Films a déterré la copie vidéo pour l’envoyer dans nos salles. Il en va ainsi d’une obscure privation dédommagée sur le tard.
Ingmar Bergman est mort le 30 juillet 2007. Celui qui aura tant redouté et fantasmé cette passerelle entre impuissance et trépas joue encore avec elle aujourd’hui, poussant le vice jusqu’à fréquenter les théâtres et les salles de cinéma comme un jeune homme grâce à une œuvre inédite. En 2008, le Nouveau Théâtre de Montreuil a accueilli la pièce quasi-jamais montée S’agite et se pavane, matrice du téléfilm En présence d’un clown. Deux ans plus tard, la version filmée va parader au Reflet Médicis et dans une quinzaine de salles de province. Initialement prévu pour s’accomplir sur scène, ce récit est scindé en trois actes bien distincts, trois unités de lieu et d’espace marquant précisément l’évolution d’une douce folie et d’une extrapolation dérangée.
Le premier acte fignole une rencontre à Uppsala, ville au nord de Stockholm. Si la cité est connue pour sa cathédrale et son université, l’espace choisi par Bergman est un hôpital psychiatrique. Carl Akerblöm y séjourne après avoir tenté de couper la gorge de sa compagne. Osvald Vogler, professeur à la retraite, se voit attribuer momentanément la même chambre, le temps de s’accorder tous deux sur un projet censé révolutionner le monde des arts, la mystérieuse « cinématographie vivante et parlante ». Rejoints par leurs fiancées respectives, ils s’éclipsent de l’asile pour se rejoindre dans l’acte 2. Celui-ci les amène dans les neiges de Dalécarlie à Grånäs, étape sur leur tournée de présentation de leur invention mettant aux prises le mourant Franz Schubert à une jeune prostituée. Lors de la grande projection réunissant une dizaine de citoyens de la bourgade, une avarie enflammée les contraint à achever la représentation sous forme d’une pièce improvisée à la lueur de candélabres. L’acte 3 isole Akerblöm et sa sœur d’arme et d’affection Pauline Thibault. Habilement charpentée, cette virée vers la solitude de grands illuminés fait fermenter une grande partie des obsessions du Maître Bergman.
Il y a d’abord, en grand, la dévotion du Suédois envers le théâtre et le cinéma. Carl Akerblöm est un inventeur, un de ceux qui croient fébrilement au pouvoir de l’art corrélé au progrès technique. Son film, La Joie de la fille de joie, est projeté sur un écran dissimulant un piano et des microphones répercutant la voie des acteurs cachés. Remplaçant les sillons de quelques gramophones utilisés dans le même but, il s’agit ici de restituer directement l’organique vérité des voix et des sentiments. L’indigence des moyens et la sincérité passionnelle rapproche le vieux Akerblöm d’un Ed Wood cérébral. La surexposition blanchâtre des scènes tournées rappelle la candeur naïve du Lys brisé de Griffith. Il y a sans doute aussi un peu du souvenir embué de Lillian Gish chez Victor Sjöström. Par une pirouette elle aussi purement cinématographique – l’embrasement électrique dû au projecteur – les acteurs contournent l’écran pour transposer le film en pièce de théâtre (singulier renversement de situation, analogie inverse de l’évolution de S’agite et se pavane). D’où une nouvelle matérialisation du tourment bergmanien, celui de la dramaturgie face au pouvoir anesthésiant du moralisme puritain. Prenant cadre dans un local de la Ligue de Tempérance locale, cette histoire brinquebalante réaffirme une dernière fois pour Bergman la primeur du théâtre, de la vie (le cinématographe « vivant ») sur les forces de mort et des compromissions affectives. Bergman n’est pas un artiste blafard, il fait s’incarner une force vitale résistant au protestantisme mortifère.
Au-delà, se figure également l’aliénation dans une ardeur pathologique – Akerblöm voue un culte sans borne à Schubert auquel il s’identifie et s’étalonne – et dans une chimère destructrice l’éloignant progressivement de la vie. Le resserrement dans le dernier acte est à ce titre symptomatique, on quitte le trajet cahin-caha d’une troupe de théâtre-cinéma à un huis clos dans une chambre où deux êtres se tailladent au sein de leurs propres solitudes. L’image de la mort fréquente le film, à l’instar bien sûr du Septième Sceau, mais aussi de nombreuses œuvres, de Jeux d’été où une tête de mort se dessine derrière une vitre aux monochromes rouges de Cris et chuchotements et de Saraband. On est là en terrain connu, ce clown fantasmatique qui rend visite à Akerblöm à l’asile et dont les apparitions glacées derrière un rideau ou un meuble ourdissent une présence sourde et implacable. Malgré cela, Akerblöm résiste et accomplit l’œuvre de sa vie, son accomplissement au crépuscule, son « Voyage d’hiver » – le leitmotiv de Schubert scandant le film et dont la composition précède de peu la mort du musicien. En présence d’un clown parle de la disparition et de la solitude mais il le fait avec le dynamisme de l’aventure, comme l’atteste le dernier plan, contrepoint du récit : quand l’action dépeint l’inexorable fin, l’image ouvre un possible. La mort de Bergman nous réserve encore quelques surprises.