Tony Soprano au volant, cubain au bec, quittant la skyline de New York pour s’enfoncer dans le New Jersey, le générique de la série la plus marquante des années 2000 est imprimé sur la rétine de plusieurs millions de téléspectateurs. Et pour cause, la série créée par David Chase a réussi en six saisons à poser un univers (celui de la mafia de banlieue) des personnages à la psychologie affûtée (la psychothérapie en fil conducteur) et une narration dense et ultra contemporaine. Il ne manquait qu’un essai pour rendre compte de cette épopée télévisuelle. C’est chose faite aujourd’hui grâce à Emmanuel Burdeau, critique de son état, qui dissèque Les Soprano sous son versant sociologique (un peu) et ses références cinémato-télévisuelles (beaucoup). Une lecture intéressante qui pèche sans doute par un excès de méta-analyse mais reste tout de même une belle tentative de comprendre le Parrain et sa Famille.
Les Soprano sont à regarder d’abord comme une plongée dans l’univers d’une famille italo-américaine bourgeoise. Blanche certes mais immigrée dans ses codes, ses usages, ses objets du quotidien, cette famille sert de révélateur à l’identité américaine, aux tensions qui la tiraillent. Le double sens du terme Famille agit comme une loupe, la Famille devenant une métastase de la famille. Les rivalités latentes entre membres (relation mère/fils par exemple) s’expriment en actes ultra-violents, les désirs de réussite deviennent des guerres de clan, les vengeances des vendettas. C’est en cela que l’analyse de Burdeau recèle des trésors. Elle explicite avec une clarté parfaite les liens qu’entretient la mafia avec elle-même, comme les liens d’une famille classique mais sur le mode Camorra. Le personnage de Tony (le génial James Gandolfini) se voit en double patriarche, soumis à des décisions de chef de famille dans sa cuisine ou dans les arrière-salles du restaurant Vesuvio.
Mais d’autres motifs éclairent la série et Burdeau de se concentrer sur les rapports existant entre la série et le cinéma. Chase, le créateur des Soprano parle même de « Coran » concernant Les Affranchis, tant le film fut une source d’inspiration pour lui. Évidemment, l’ombre de la saga Corleone plane aussi sur les six saisons, mais tel un mythe inatteignable. Pour Burdeau, Scorsese et Coppola, ce sont deux cinémas, « celui du quotidien et celui de l’héroïque » qui irriguent les Soprano. Les écrans de télé, omniprésents dans le microcosme bourgeois des Soprano, diffusent le plus souvent des vieux films en noir et blanc ou des documentaires sur la guerre (marotte de Tony, comme un écho à celle qu’il mène contre ses angoisses et les trahisons de ses proches). Burdeau parvient à dresser une liste exhaustive de tous ces films qui se télescopent, nourrissant les répliques et les réflexions des personnages. Quant au scénario lui-même, il est contaminé par les rêves de gloire hollywoodiens de Christopher (le neveu de Tony) qui voudrait se lancer dans la carrière de scénariste, comme si la Mafia représentait la fiction idéale à rendre publique (un contresens compte tenu de l’omertà de mise dans le milieu).
Burdeau proposent bien d’autres pistes de lectures (les thématiques saison par saison, les rapports filiaux et la transmission, l’ancrage progressif dans la réalité qui alimente de plus en plus la série…) qui toutes fascinent, donnent envie de voir ou revoir ce monument de la série qui transcende son genre pourtant codifié (le MoMa, musée d’art moderne new-yorkais, a fait l’acquisition des six saisons pour son fonds). Si l’analyse de Burdeau se perd parfois dans des méandres un poil trop « intellectualistes », son ouvrage demeure une bonne entrée en matière pour quiconque fut passionné par la saga d’HBO. Seule mise en garde, les premières lignes spoilent l’ultime épisode de la série, alors si vous n’avez pas encore terminé le visionnage, rattrapez votre retard avant de vous lancer dans la lecture.