Classique du genre, au même titre que la saga du Parrain ou Scarface, Les Affranchis marque une étape décisive dans l’histoire du film de gangsters mais aussi dans la carrière de Martin Scorsese et dans l’évolution du cinéma d’auteur américain. Si le film est séduisant dans son immédiateté, son propos tourne un peu court, ce qui est assez typique du cinéma de « qualité ».
En 1990, après l’échec et le scandale provoqué par son long-métrage précédent, La Dernière Tentation du Christ (1988), Martin Scorsese s’attaque à un genre qu’il a peu abordé mais qui va néanmoins lui coller à la peau pour le reste de sa carrière, le film de gangsters. Bien décidé à rompre avec l’imagerie un peu romantique à laquelle nous avait habitués les films de Coppola ou De Palma (ses confrères italo-américains), il voit dans le roman biographique de Nicholas Pileggi, qui relate l’ascension d’Henry Hill au début des années 1960 au sein de la pègre new-yorkaise, l’occasion d’aborder le genre sous un angle beaucoup plus réaliste, de manière presque documentaire. En apportant un soin tout particulier aux détails, Scorsese nous plonge littéralement au sein de cet univers fait d’argent facile, de magouille et de violence sèche. Ce qui caractérise avant tout ces wise guys et les rend si fascinants, c’est leur ivresse de liberté qui les place au-dessus des lois, des règles et de la morale. Et pour raconter leur histoire, Scorsese choisit judicieusement de déployer tout son arsenal de réalisateur : jump cut, arrêt sur image, flash forward, voix off, caméra en aparté, musique en contrepoint, plans-séquences etc… Sa liberté de ton renvoie directement au style de vie sans contrainte de ces antihéros, à l’image du vertigineux plan-séquence en steadicam où Hill emmène sa future épouse dans un cabaret en passant par l’entrée de service, l’introduisant (et nous avec) dans son environnement de privilégié. Tout comme elle, devant la virtuosité et la minutie du découpage, nous sommes éblouis. Il y a ce qu’on pourrait appeler une connivence entre les deux pôles de cette dichotomie désuète que sont le fond et la forme. D’où, aussi, peut-être, cette impression devant le film que la mécanique bien huilée de Scorsese limite considérablement sa portée. Car cette connivence place Les Affranchis sur des rails préétablis où, confortablement installés dans le train du film, nous pouvons profiter de la brillante mise en scène comme on admire les paysages qui défilent et que rien ne viendra entraver. Le dynamisme du montage, la qualité du jeu des comédiens et la direction d’acteur basée sur leurs improvisations happent littéralement le spectateur, mais ne lui laissent pas beaucoup d’espace.
Après l’exposition chavirante de ce milieu si attrayant, Scorsese se doit d’en montrer le revers pour faire retomber le film sur ses pieds, ce qui est manifestement son intention. Très vite, les règlements de comptes, la violence, la drogue, la cupidité, vont avoir raison de ce petit monde où chacun est un danger potentiel pour l’autre. Goûter à leur « liberté » signifie également soit mourir assassiné, soit aller en prison, soit rentrer dans les rangs de la société – en devenant par exemple un témoin sous surveillance du FBI. En gros, le crime ne paie pas. Très moral, Scorsese. Très malin surtout. Revoir le film aujourd’hui, c’est-à-dire plus de dix-huit ans après sa sortie d’origine, permet de localiser le virage qu’a pris la cinéphilie dans les années 1990, quand critiques et cinéphages ont retrouvé un certain goût pour le cinéma dit de « qualité ». Les Affranchis est précurseur d’une tendance qui va surtout toucher les jeunes auteurs américains : le désir de maîtriser le film de bout en bout avec cette façon un peu artificielle d’y ajouter un propos (souvent consensuel) plutôt que de le faire parler de lui-même. Cette peur un peu idiote de ne pas pouvoir tout contrôler, et que l’on puisse interpréter les images en dehors de l’intention dans laquelle elles ont été conçues, explique pourquoi les cinéastes américains se replient de plus en plus dans leurs propres mécanismes et effets de signature. Pour beaucoup, le film devient le prétexte de la mise en scène, et la mise en scène le gage de leur statut d’Auteur. Ils ne veulent pas prendre le risque d’une reconnaissance tardive.
Ainsi Scorsese ne laisse plus son film lui échapper comme il avait su si admirablement le faire dans La Valse des pantins (1983). Mais parce qu’il est réfractaire au sentimentalisme américain, parce qu’il lui est arrivé d’être inspiré, parce que son amour des comédiens le pousse parfois à tout faire reposer sur leurs épaules, parce qu’il a longtemps fui (et fait fuir) Hollywood, il est peut-être celui qui fit le plus illusion sur son talent de cinéaste, transformant même cette illusion en un très agréable mirage, tour de passe-passe dont seuls les petits maîtres sont capables. Difficile effectivement de ne pas voir en lui un filmeur doué et passionné. Difficile de ne pas succomber au charme des Affranchis, à sa peinture passionnante du milieu, à ses numéros de comédiens épatants, à l’énergie entraînante de sa mise en scène. Mais difficile aussi d’y voir autre chose. C’est déjà pas mal, dira-t-on. Certes, mais ça serait oublier un peu vite de quoi le cinéma est capable : aller un peu au-delà de ce qu’il prétend être.