C’est une saine lecture qui vient de paraître aux éditions Joseph K. Thomas Pillard, docteur en études cinématographiques et audiovisuelles à l’université Paris Ouest-Nanterre-La Défense, y a publié la version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue dans le cadre d’un programme de recherche intitulé « Cinémas et cinéphilies populaires dans la France d’après-guerre (1945 – 1958)». Son sujet : l’emblématique film noir français de cette période, qu’il aborde sous un angle inspiré des studies anglo-saxonnes — cultural studies, star studies et gender studies — qui lui permet de cumuler à l’analyse critique des images une prise de température socioculturelle de l’époque, à travers l’analyse de la promotion des films et de leurs vedettes, de la réception critique et des représentations des groupes sociaux, par le prisme du contexte historique. Et le résultat de son travail est pour le moins édifiant.
C’est pas l’Amérique
Tandis que beaucoup considèrent encore le film noir français d’après-guerre comme une simple émanation sous influence de son homologue américain, Pillard entend le caractériser comme un genre existant en son nom et son contexte propre, l’expression nationale d’une forme qui s’est déclinée sous plusieurs drapeaux. Néanmoins, au fil des évolutions du genre décrites dans le livre, il apparaît que ce « noir » ne cesse de soulever plus ou moins consciemment, d’une manière ou d’une autre, la question de son rapport avec le « noir » américain, et plus largement du rapport entre les cultures des deux côtés de l’Atlantique — rapport de force qui ne fait en réalité que voiler la façon dont la culture française (en particulier le cinéma) se considère elle-même. Les trois grandes parties du livre correspondent aux trois sous-genres que Pillard identifie comme les mutations du film noir français durant cette période ; elles se distinguent l’une de l’autre principalement par la forme et la sérénité du rapport au cousin d’Amérique, et aussi par le sérieux et les arrière-pensées qui sous-tendent le traitement du genre :
1°) Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le genre prend la forme du « réalisme noir », dont un film emblématique sera Les Portes de la nuit de Marcel Carné. Il se caractérise notamment par des allusions pleines de nostalgie et d’amertume au « réalisme poétique » des regrettées années 1930 (notamment dans les tentatives de recréer des figures masculines comparables à celle portée par Jean Gabin dix ans plus tôt) et par l’opposition à la supposée frivolité des icônes hollywoodiennes (où on « starise » par exemple Simone Signoret comme envers national de Rita Hayworth).
2°) À partir de 1949 arrive la « série noire pour rire », représentée par les aventures du privé Lemmy Caution avec l’acteur américain « francisé » Eddie Constantine. Le genre y flirte avec le « méta », riche en allusions plus ou moins fines et complices à ses propres ficelles ; les conventions du « noir » hollywoodien y sont décalquées avec un manque de conviction franchement parodique ; l’argot y acquiert ses lettres de noblesse, Michel Audiard accède à la notoriété.
3°) En 1954, Touchez pas au grisbi de Jacques Becker inaugure le « film de gangsters » français. Le film noir y redevient sérieux, se dressant avec plus de sérénité, d’aplomb et de conviction comme genre national, et on assiste notamment au retour d’un Jean Gabin vieilli et endurci comme figure majeure. Le sous-genre suscitera même quelques initiatives singulières par-delà ses conventions, comme Du rififi chez les hommes de l’Américain exilé Jules Dassin, ou Bob le Flambeur d’un Jean-Pierre Melville pas encore connu et célébré sur ce terrain.
Le cave se rebiffe
Mais l’analyse de Pillard met aussi en évidence l’envers de ces mutations : d’une tendance à l’autre, le film noir français ne fait pas qu’élaborer son identité, il reflète aussi une tentative d’affirmation d’une société française blessée. Et cette entreprise ne se fait pas sans remuer un refoulé des plus troubles, quelle que soit la forme adoptée. Le « réalisme noir » frissonne encore des tourments de l’Occupation et de la distinction entre résistants et collabos, n’a pas réglé ses comptes avec les idées dont le régime de Vichy constitua son terreau (ainsi Panique de Julien Duvivier ravive-t-il, selon Pillard, les relents douteux du Quai des brumes de Carné), et son mépris pour les icônes hollywoodiennes suinte le ressentiment envers une nation vue comme culturellement colonisatrice depuis la Libération. Derrière la dimension parodique de la « série noire pour rire », on voit la consistance du genre céder la place à un impératif forcené de se distinguer, de se montrer au-dessus des conventions venues d’ailleurs, supérieur à un supposé modèle étranger. Quant au film de gangsters, s’il sait bien se tenir, c’est de façon un peu plus feutrée qu’on décèle toujours çà et là une envie de marquer le genre d’une spécificité nationale se défiant de l’influence étrangère.
Car le film noir français n’émane effectivement pas du modèle hollywoodien en phase avec son temps, mais d’une pensée sociale qui freine des quatre fers pour conserver des acquis appartenant pourtant à un autre âge — une pensée rétrograde, en somme. Il faut le voir tenter de rappeler les mânes du passé, que ce soit en invoquant les figures des glorieuses années 1930 ou en dressant des patriarches aux allures de roc, flics ou voyous, comme garants d’un retour à l’ordre (idéologie clamée haut et fort dans Razzia sur la chnouf d’Henri Decoin). Il faut constater sa méfiance et son mépris pour ce qui vient de l’étranger — l’Américain mais aussi la minorité ethnique — mais surtout pour ce qui devient sa cible ordinaire : la femme, systématiquement rabaissée ou stigmatisée tandis qu’on vante le retour d’une masculinité naguère humiliée par la défaite de 1940 — réflexe de l’après-guerre dont on ne s’est jamais vraiment débarrassé, image d’une France ayant décidément toujours peur de regarder sa vérité en face. Preuve qu’il s’agit d’un mouvement de société au-delà de la stricte question du cinéma : l’assentiment général de la critique de l’époque à ces représentations biaisées et pour le moins problématiques, mise en évidence dans la documentation assemblée par Pillard selon le principe des cultural studies.
Le tableau, au bout du compte, n’est guère reluisant, et si Pillard garde soigneusement le ton neutre que porte son écriture documentée et méthodique, il n’en montre pas moins un esprit critique inébranlable s’exprimant sans équivoque. La lecture de son livre s’avère d’autant plus salutaire qu’en le lisant, ce n’est pas seulement le portrait d’une époque qu’on y contemple : on y trouve aussi celui d’un présent qui brandit précisément ce passé en exemple, et en emprunte les vieilles ornières avec ses habits modernes. Pillard réserve pour la toute fin ses allusions au toujours prolifique film noir français actuel ; mais tout, dans son évocations des années 1946 à 1960, nous aura paru familier voire contemporain. Comment de cinéastes jeunes ou vieux, participant à l’industrie actuelle du genre, se sont laissés aller à l’invocation d’un « cinéma à l’ancienne », d’un « cinéma d’hommes », d’un cinéma qui n’aurait pas à rougir devant les modèles de William Friedkin et Michael Mann ? Combien de leurs films, au nom du « respect de la tradition », se sont avérés d’un manque de sincérité évident dans leurs intentions, et d’une vétusté atterrante dans leur regard sur le monde et notamment sur l’Autre (notamment les femmes, encore) ? Le livre de Thomas Pillard, avec ses airs de compilation universitaire, retrace implacablement les origines de vieux démons nationaux qui nous affligent encore.