Disposant d’un budget de vingt millions de dollars accordé par la Columbia, Godard choisit de réaliser deux films : Alphaville et Pierrot le fou. L’un sera en noir et blanc, l’autre en couleur, les deux seront des chefs‑d’œuvre. Alphaville ne propose rien de moins qu’un film d’anticipation qui fait de la poésie un élément indispensable à la survie.
Comment représenter la cité futuriste ? Une architecture inconnue (la Maison de la Radio tout juste achevée, signée Henry Bernard), un despote insensible (Leonard von Braun, inventeur du « rayon de la mort ») et une machine centralisatrice pour aspirer les derniers restes d’humanité. Comment incarner le détective ? Un verre d’alcool à la bouche quand une cigarette n’en dépasse pas, un maître en combat rapproché et un nom : Lemmy Caution (Eddie Constantine, à l’origine du personnage). Voilà les premiers signes : esthétiques, plastiques ou sonores, ils suscitent chez le spectateur une attente souvent déçue, JLG oblige. Il nous fait attacher à Alphaville une étiquette de film noir, puis de parodie de film noir (le thème dramatique de Paul Misraki est utilisé à tout bout de champ), avant de faire entrer Natacha von Braun, la Lauren Bacall de Lemmy Caution. Sous les yeux d’Anna Karina, encore magnifiés par la pellicule Ilford HPS, il perd son assurance : son indic lui claque entre les doigts, « Dick Tracy est mort » et il se prête à des calembours plus que douteux (« C’est pas Alphaville qu’il faut appeler votre patelin, c’est Zéroville. »). Comme pour la plupart de ses premières réalisations, Godard offre à la femme (qu’il aime) le rôle-moteur du film : voir aussi Une femme est une femme, Une femme mariée ou La Chinoise. Ici, Karina déplore la disparition de ses mots préférés, crime suffisamment odieux pour pousser Caution à l’action.
Mais est-il possible d’agir sur le Verbe, à moins d’être une sorte de dieu ? Alpha 60, méga ordinateur, y parvient et fait régner la logique dans une société « technique » qui considère le langage comme une donnée qui doit coller au réel. L’État est totalitaire parce qu’il est le résultat d’un calcul, résultat « unique, épouvantablement unique » comme le reconnaît la machine elle-même. Alphaville (ce nom à la fois mathématique et lettré) est bien une dictature de l’expression, un endroit où le cratylisme est tellement extrême qu’on « liquide » deux fois les dissidents jugés pour avoir agi de façon « illogique ». Les cours d’Alpha-60 exposent quelques mots : tous peuvent s’éprouver dans leur graphie (« vagues », « absence », « nostalgie »), sauf « amoureux », auquel on ne trouve aucune généalogie orthographique : il sera supprimé. Plus de secret, plus de hasard : tout à un sens unique.
L’anticipation de Godard fait du signal une intermittence qui peut franchement interférer avec l’expression humaine lorsque le signifié en est absent : les trilles du morse masquent les mots interdits, les spots incarnent l’autorité supérieure qui règle les trajectoires individuelles comme la circulation (un plan-séquence dans un couloir est répété à l’identique). À ces flashs s’oppose singulièrement la poésie de Paul Éluard, qui reposent justement sur l’ambiguïté du sens : quand les personnages récitent des extraits du recueil Capitale de la douleur, l’image s’apaise, le rythme ralentit pour se concentrer sur les visages des acteurs. Reprenant les travaux du GRAV, un groupe de vidéastes cinétiques, Godard utilise finalement le signal comme un langage minimal pour suggérer le mouvement, qu’il soit intellectuel ou physique : deux lueurs qui filent sur un pare-brise suffisent à faire rouler une voiture, et l’illogique fera le reste.