Dix ans avant que Gilles Deleuze ne publie ses réflexions philosophiques sur l’Image-Mouvement et l’Image-Temps, Stanley Cavell, philosophe américain, proposait dans La Projection du monde (1971) une réflexion originale qui articulait le problème sceptique et une ontologie cinématographique. Stanley Cavell, scepticisme et cinéma, croisant le parcours biographique du philosophe et la bibliographie de ses premières années d’écriture entre 1958 et 1972, retrace les étapes préalables de cette pensée qui étonne aujourd’hui encore par sa richesse et sa singularité.
Rares sont les philosophes pour lesquels les films ont constitué non pas des objets d’étude propres à soutenir un argumentaire philosophique, mais véritablement, une éducation. En 1963, alors que le cinéma ne faisait encore l’objet d’aucun écrit théorique et encore moins d’un quelconque enseignement aux États-Unis ou en France, Stanley Cavell, jeune philosophe nommé professeur à Harvard, initiait un séminaire d’esthétique consacré au cinéma hollywoodien. Ce cours et son objet ne devaient rien à l’esprit des temps : à une époque où la screwball comedy était considérée comme un divertissement inoffensif, Cavell choisit justement de converser avec ses étudiants autour de ces films immensément populaires et tout autant mésestimés. New York-Miami, The Philadelphia Story, Adam’s Rib, et bien d’autres chefs d’œuvre de ce qui fut plus tard qualifié d’« âge d’or » du cinéma hollywoodien, lui semblaient contenir une réflexion sur le scepticisme ordinaire dont la philosophie s’était éloignée à mesure qu’elle l’avait « camouflé » (p.118) sous un scepticisme « intellectuel » (p.153).
Le brillant essai d’Élise Domenach retourne à l’origine de la pensée cavellienne pour y questionner cette intuition fondamentale d’un lien alors encore inexploré entre philosophie et cinéma sur la question du scepticisme. Intuition qui s’appuie à la fois sur un parcours intellectuel et autobiographique qui mène le jeune Cavell, fils unique d’une pianiste qui accompagnait les muets à Sacramento et Atlanta, lui-même musicien déçu par l’éducation qu’il reçut à la prestigieuse Juilliard School, vers la philosophie et la lecture d’Austin et de Wittgenstein. Il y trouve une énonciation nouvelle du problème sceptique : sentiment d’« exil du monde » (p.23) et impossibilité de communiquer nos expériences aux autres. Pour Cavell, le scepticisme de la connaissance qui traverse l’histoire de la philosophie depuis l’Antiquité jusqu’au cogito cartésien dissimule un scepticisme plus « ordinaire », commun à tous les hommes, savants ou non. Si les philosophes s’en sont détournés, les cinéastes et les spectateurs l’ont retrouvé exprimé dans les films : Cavell découvre ainsi au cinéma « le modèle d’expressivité qu’il recherchait en philosophie » (p.13). Si bien que les films deviennent pour lui le lieu d’une éducation de soi, l’apprentissage d’un mieux-vivre. Ils parviennent précisément à exprimer ce que la philosophie n’est plus en mesure de formuler : l’acceptation de notre condition d’être limités et condamnés au scepticisme.
Si cette thèse se trouve au cœur de son ontologie du cinéma La Projection du monde en 1971, le philosophe échafaude au cours des années 1960 les « catégories critiques » (p.23) qui vont l’aider à l’élaborer. Avec un grand souci pédagogique, l’essai d’Élise Domenach retrace ces années de formation de l’esprit cavellien. Dans Dire et vouloir dire en 1969, essai philosophique sur le langage ordinaire, le philosophe développe les notions d’« importance-signification (significance) » et de « modernisme » (p.23) à partir desquels il construira une véritable « grammaire » (p.87) du cinéma. Cavell, avec son collègue historien de l’art Michael Fried, emprunte cette notion de modernisme à Greenberg, en lui contestant cependant sa définition essentialiste. Le modernisme lui apparaît au contraire comme l’expression du scepticisme dans le champ artistique, la capacité réflexive et critique d’un médium artistique sur ses conditions d’expressivité. À la question posée par Bazin dans son célèbre ouvrage : Qu’est-ce que le cinéma ? Cavell substitue dans La Projection du monde une autre interrogation : « pourquoi le cinéma est-il important ? » Il énonce par là une identité de problèmes entre la philosophie et le cinéma, puisque « tous deux ont pour objet notre rapport au monde » (p.19) médiatisé au cinéma par le truchement de la projection. À rebours d’une théorie critique française qui cherche à définir l’ontologie cinématographique par le réalisme photographique, le philosophe « cherche dans le mécanisme de “projection” la source de la conviction que le cinéma produit de notre “être-lié au monde” » explique Élise Domenach (p.95). En somme, les films offrent moins une illusion de la réalité qu’ils n’expriment une vérité, celle du scepticisme qui veut que nous ne soyons pas nécessaires à la marche du monde. Si le monde projeté sur l’écran de cinéma « fait monde » pour nous, c’est bien aussi et parce qu’il fait monde sans nous.
Par là, Cavell rejoint le transcendantalisme de Thoreau qui fait l’objet du troisième ouvrage convoqué par Élise Domenach, Sens de Walden (1972). Il y redéfinit le réalisme à travers la philosophie transcendantale de Thoreau pour qualifier « la mise au jour de la naturalité de notre scepticisme » au cinéma (p.125). L’éducation que chacun peut trouver dans les films constitue moins un processus de connaissance que de « reconnaissance » (p.153) de notre condition contingente, c’est-à-dire d’un scepticisme « vécu » dans l’ordinaire de nos vies plutôt que formulé comme une limite à la connaissance du monde. Par « reconnaissance », le philosophe entend aussi un processus de « réconciliation » (p.155) avec le monde. Il entame ainsi une exploration de cette « morale ordinaire » (p.155) du cinéma qu’il ne cessera ensuite d’investiguer dans ses écrits ultérieurs, depuis ses réflexions sur la comédie du remariage (À la recherche du bonheur. Hollywood et la comédie du remariage en 1981, prolongée par Le cinéma nous rend-il meilleurs ? en 2003) jusqu’à Philosophie des salles obscures en 2003, anthologie de textes où le cinéma apparaît non seulement comme le lieu d’une éducation mais aussi d’un perfectionnisme moral.