Longtemps resté dans l’ombre de l’ouvrage consacré par le philosophe américain Stanley Cavell aux comédies du remariage, son livre sur le mélodrame de la femme inconnue, Contesting Tears. The Melodrama of the Unknown Woman, fait enfin l’objet d’une traduction aux éditions Capricci. L’une des pensées les plus stimulantes sur le cinéma aujourd’hui.
On ne saurait trouver meilleure entrée dans l’œuvre du philosophe Stanley Cavell que celle du ton autobiographique et de sa mémoire des films qui font la saveur de son écriture. Il trouve par exemple matière à nourrir sa réflexion dans le souvenir de sa mère qui, dans son enfance, lui demandait son avis sur sa tenue vestimentaire : « ça ne fait pas trop Stella Dallas ? » (p. 292). À rebours des lectures féministes qui voient en Stella Dallas, le personnage campé avec panache et fragilité par Barbara Stanwyck dans le film de King Vidor en 1937, une figure du sacrifice et de l’abnégation, Cavell dresse le portrait d’une femme indépendante, engagée dans la revendication de sa propre voix, de sa propre histoire, quel que soit le prix qu’il lui en coûte.
La Protestation des larmes, sous-titré Le Mélodrame de la femme inconnue, constitue sans nul doute le prolongement critique et le pendant négatif d’À la recherche du bonheur, réflexion sur un autre genre hollywoodien des années 1930 et 1940 (les années de prédilection de la cinéphilie de Cavell) que le philosophe avait baptisé la comédie du remariage. Katharine Hepburn, Claudette Colbert ou Rosalind Russell en étaient les héroïnes, fortes têtes tenant le verbe haut face à Cary Grant, Spencer Tracy ou Clark Gable. Leurs sœurs de l’ombre n’en sont pas moins fascinantes de charisme : Joan Fontaine, dans le film de Max Ophuls, Lettre d’une inconnue (Letter from an Unknown Woman, 1948), en hommage auquel Cavell intitule le genre, Ingrid Bergman dans Hantise (Gaslight de George Cukor, 1944), Bette Davis dans Une femme cherche son destin (Now, Voyager, d’Irving Rapper, 1942), et bien sûr Barbara Stanwyck dans Stella Dallas (King Vidor, 1937). Mais la verve mordante et jouissive qui unissait les protagonistes des comédies du remariage dans une « conversation assortie et heureuse » selon la définition du mariage par Milton, laisse ici place à l’ironie. Le soliloque de ces femmes inconnues s’adresse autant à elles-mêmes qu’aux hommes qui n’ont pas su les reconnaître comme leurs égales. Parce qu’elles font l’expérience de l’incommunicabilité de leur condition, elles sont, à maints égards, les descendantes directes des figures tragiques de Shakespeare ou d’Ibsen, des Hermione et des Nora de celluloïd.
D’aucuns s’étonneront de cette généalogie de la femme inconnue et des parallèles que Cavell établit sans vergogne entre philosophie, littérature, théâtre et cinéma, entre le drame shakespearien et le mélodrame hollywoodien, entre Une maison de poupée d’Ibsen et Stella Dallas de King Vidor. Pour bien comprendre l’enjeu d’une telle réhabilitation, l’importance qu’ont pour le philosophe ces « films pour femmes », « mélos larmoyants » qui ont longtemps été regardés comme des œuvres mineures dans la production américaine, il faut revenir à l’intérêt qu’il porte au cinéma. Pourquoi cet enseignant en philosophie à Harvard s’est-il tourné vers le cinéma, et en particulier vers des films si peu et souvent si mal considérés ? Cavell soutient que la philosophie a, en Amérique, trouvé dans le cinéma une issue au problème du scepticisme, parce qu’elle ne parvenait plus à formuler une question sceptique que les films ont su exprimer dans un langage ordinaire, celui des genres populaires de la comédie et du mélodrame. Dès Les Voix de la raison (The Claim of Reason, 1979), le philosophe, dans la lignée d’Austin et de Wittgenstein, constate que le scepticisme ne constitue plus seulement un problème métaphysique mais qu’il appartient à l’ordinaire de nos vies, qu’il marque du sceau du doute et de l’incommunicabilité. Nulle part ce scepticisme vécu ne se trouve mieux énoncé qu’au cinéma, où, spectateurs, nous assistons à la projection d’un monde dans lequel nous ne sommes pas présents.
Chacun des genres littéraires ou cinématographiques définis par Cavell apporte ainsi une réponse au doute sceptique : dans Le Déni de savoir, les figures tragiques shakespeariennes en proie à l’incertitude sombrent dans la démence, tandis que les couples d’À la recherche du bonheur triomphent du doute en se ré-unissant. Les mélodrames de la femme inconnue apportent une réponse plus nuancée au problème sceptique. Ces « tire-larmes », comme on les a parfois qualifiés, bien loin de faire l’apologie du sacrifice et de présenter des figures féminines effacées, portent pour Cavell une protestation, celle de ces femmes inconnues qui jugent le monde dans lequel elles vivent médiocre et conformiste. À l’instar de leurs sœurs de comédie, elles revendiquent une éducation et une connaissance de soi, mais ne la trouvent pas dans le mariage. L’échec de leur conversation avec les hommes, que Cavell identifie par une dérive constante vers le territoire stérile de l’ironie, est bien autre chose qu’une déception amoureuse. Parce que connaître, c’est être connu, ou plutôt être reconnu. Et les héroïnes de ces mélodrames échouent précisément à être reconnues par ceux à qui elles s’adressent. Aussi, la contestation de leur condition est-elle en même temps un projet d’émancipation, une reformulation moderne du « connais-toi toi-même » de Socrate, et c’est sans doute pourquoi elle a tant à voir avec le procédé freudien de l’introspection d’une part, et avec le projet emersonien d’un perfectionnisme moral d’autre part. Le chemin qui mène hors des sentiers du conformisme vers ce qu’Emerson appelle la « confiance en soi » exige une métamorphose. Puisque la recréation de la femme dans ces mélodrames ne peut se faire à travers son union avec un homme, elle passe par une transformation, dont le territoire premier est le corps – ainsi Charlotte (Bette Davis), le « vilain petit canard » de Now, Voyager, se mue-t-elle en un « drôle de papillon » (p. 177). À rebours de la critique d’une production hollywoodienne largement orientée vers la reconduction d’une figure féminine passive et assujettie au regard patriarcal, Cavell montre que le corps féminin n’est jamais, dans ces films, un pur objet de contemplation. Pour pouvoir cesser de hanter leur existence tel un fantasme ou un mirage, il leur faut d’abord habiter leur propre corps.
On comprend dès lors l’enjeu thérapeutique de cette métamorphose. Vampirisée par un mari sadique et plongée dans une psychose hallucinatoire, le personnage d’Ingrid Bergman dans Hantise inspire à Cavell une comparaison avec le cas de Dora chez Freud. Le cinéma et la psychanalyse ont en commun de s’être intéressés au même moment à la figure de la femme et au mécanisme de la compréhension de soi. Le féminin constitue dès l’origine un objet de fascination pour le cinéma, au même titre que les hystériques pour Freud. Suivant cette lecture psychanalytique, on notera le double sens du mot « projection » dont Cavell relève l’importance au plan cinématographique, puisqu’il y voit la spécificité d’un médium qui détient le « pouvoir de transfigurer les corps en les projetant » (p. 112). Si la transfiguration des femmes inconnues leur offre de se projeter dans une existence plus désirable, elle renvoie aussi et surtout à la nature du médium cinématographique, dont l’essence même est de nous placer dans une étrange intimité avec des corps transfigurés par le truchement de la projection.