On ne trouvera rien que de bien banal à déclarer aujourd’hui que la grandeur de la comédie hollywoodienne classique tient à sa vitesse. En revanche, s’est-on vraiment interrogé sur la nature de cette vitesse ? Il ne serait pas inutile d’en donner une définition de base, aussi terre à terre que possible. Littéralement, la vitesse n’est-elle pas cette propriété formidable à abattre les plus longues distances en un temps réduit ? Que le trajet soit cohérent ou loufoque, circulaire ou rectiligne, la vitesse comique autorise ses personnages à enjamber des espaces que quatre-vingt-dix minutes rendent, pour le commun des mortels, infranchissables. New York-Miami est peut-être la comédie des années 1930 qui répond le plus brillamment à cette définition.
Le charme des grandes comédies ne réside-t-il pas dans cette façon de lancer, cartes sur table, un pari fou ? Donner au spectateur cette notion de distance nécessaire qui contraint le héros à un effort insensé ? Mettre à l’épreuve (en scène) son supposé talent ? La séculaire tradition comique dispose, pour ce faire, d’un ouvrier fondamental, l’antique esclave des maisons patriciennes, certes au bas de l’échelle sociale mais plus doué que n’importe qui : celui qui travaille à la réalisation d’un plan, celui qui exerce sur les autres son pouvoir souterrain. Maître des illusions, manipulateur, prestidigitateur, truqueur, force persuasive, accélérateur, moteur, sa réussite tient en grande partie à cette vitesse qui masque et subvertit.
C’est d’ailleurs pourquoi le genre comique a longtemps permis au théâtre de poser un regard – et de nourrir un discours – sur ses mécanismes. La comédie, lieu de l’abyme, met même les boîtes en boîte : le théâtre comme le cinéma, tout y passe. Elle a toujours su pousser très loin la confusion, le vertige des mises en scène. Ainsi, cinéaste et personnage, avec leurs intérêts différents mais convergents, turbinent de concert pour la « réalisation » de leurs plans insensés. Si l’un y joue sa vie, l’autre joue sa carrière. Le pari se pose pour tous les deux dans les mêmes termes. Ici, ce serait : « Comment, quand on est fauché, sans emploi et alcoolique comme Clark Gable, séduire une femme splendide, richissime, spirituelle et sur le point de se marier, comme Claudette Colbert ? » Attention : dans l’énoncé du problème, une distance peut en cacher une autre. Il y a, d’une part, l’extrême distance de classe qui sépare les deux partenaires : c’est un monde, une fortune qui se dresse entre eux. Et, derrière elle, se niche la distance littérale, kilométrique, qui sépare Miami de New York et que les deux partenaires, liant leurs intérêts, se proposent de franchir ensemble : cette distance-là, ils la partagent. Elle agit moins comme obstacle que comme délai imposé, au-delà duquel toute séduction devient impossible : à New York, c’est un fiancé qui attend la jeune femme.
Comment, selon les conventions de la comédie romantique, réunir deux paires de lèvres diamétralement opposées ? Une réponse serait : en trouvant la bonne vitesse, la vitesse appropriée à leur distance. Par un savant mélange d’accélérations et de retards, de modulations, de va-et-vient, de coups en avant, de coups en arrière. En un mot : en commençant recta à faire l’amour. Donner un avant-goût du sexe par son rythme. New York-Miami ne parle que de « ça », que de cette vitesse-là. Tour du film en trois leçons de drague.
1ère leçon de drague
Le périple s’ouvre sur la révolte d’Ellie Andrews, riche héritière sur le point d’épouser un infâme playboy, contre un père peu enclin à leur union, dont elle fuit le yacht à la nage. Cherchant à rejoindre incognito son futur mari, poursuivie par la presse à scandales, elle se résout à prendre le bus pour New York. Mais il ne faut pas oublier par quoi, dès les premières minutes du film, s’était manifestée sa résistance à la loi paternelle : un refus de s’alimenter. Bien plus tard dans le film, le journaliste Peter Warne, journaliste en mal de scoop rencontré dans le bus, récolte les premiers signes de son succès lorsqu’il surprend sa « partenaire » se remettant à manger. Et pas n’importe quoi : une carotte. Dès que Claudette Colbert glisse la pointe du légume entre ses lèvres, pour y croquer discrètement, on comprend que Warne a parcouru la moitié du chemin. La moitié, seulement, car ce geste peut se comprendre de deux façons : comme une promesse et comme une menace envers le fétiche phallique ainsi manipulé.
1ère leçon de drague : animer l’appétit de sa partenaire, le creuser au besoin. Pour cela, Clark Gable a trouvé un truc imparable. Il la fait courir, marcher, jouer la comédie ; il la pousse, la brusque, rationne ses portions de nourriture. Il la fait chanter, il la met sur le trottoir pour arrêter les voitures. Il l’abreuve de paroles. En un mot : il l’épuise. On dirait qu’il fait tout pour réveiller sa faim, ce besoin irrépressible d’ingérer quelque chose, de se rentrer quelque chose dans la bouche.
Pendant longtemps, la représentation de l’acte de nutrition fut comme bannie du cinéma hollywoodien. Il s’agit là d’un des plus vieux complexes de l’image : montrer un objet qui rentre par un orifice du corps. Il est impossible d’expliquer ce phénomène « psychologique » par une simple transfiguration du corps humain qui, élu par le cadre d’une image, échoirait au sacré, serait immédiatement iconisé. Il y a aussi, de la part du corps, un tour d’escamotage, parfaitement intégré à la vie courante, mais qui, dès lors qu’il est mis en image, désigne un hors-champ inacceptable. Qu’une matière s’insère – ou sorte – d’un corps signale de manière brutale qu’il dissimule quelque chose d’autre, que comme tout objet, il possède deux faces, une face sublimable (donc vouée à l’image) et une face qui fraye avec la chimie invisible, la petite plomberie honteuse, les égouts infernaux. Le secret, quoi. Le spectateur se retrouve alors exactement dans la situation que Balzac donne du riche banquier dans Melmoth réconcilié, qui « ne comptent pour rien tous les privilèges […] acquis par eux, du moment où il leur en manque un. » Il se crispe sur ce qu’on lui dérobe. Être pour moitié pris dans un corps, c’est, forcément, rejoindre une zone ob-scène. Sans « obscénité » latente, sans « au-delà de la scène », il faut bien reconnaître qu’aucune scène ne tient ; mais il faut reconnaître également qu’une fois cet au-delà désigné, pointé, il est bien difficile de ne plus penser qu’à lui. Sa promesse d’image brûle toutes les autres.
Toute image d’ingestion contient donc, stricto sensu, une face pornographique. N’oublions pas non plus que cette carotte, Colbert la croque. C’est vous dire l’audace de ce film, tourné en 1933, sorti en 1934. Une audace d’une infinie délicatesse.
2ème leçon de drague
Pour atteindre son objectif − la réunion de deux paires de lèvres − la comédie doit passer par toute une série d’opérations, au sens financier, voire mathématique, du terme. Elle fait circuler des « valeurs », à ciel ouvert ou en contrebande. Elle fait passer du fric d’une poche à une autre : tout y est question de glissements, d’échanges, de conversions. Bref, de transports (amoureux et financiers). Puisque sa grande affaire, affirme-t-elle bien haut, c’est le sentiment, elle doit forcément, quelque part, nous parler « intérêts » : leurs frictions, leurs alliances, leurs négociations. Son enjeu consiste toujours, d’ailleurs, à démasquer l’un sous les autres et vice versa. L’homme puissant, en comédie, est un maître des chiffres.
2ème leçon de drague : envers une belle femme, par définition habituée à la comédie du sentiment, ne jamais déguiser son intérêt. L’amplifier au contraire, afin qu’elle se rende compte par elle-même – suprême galanterie – qu’il ne contredit jamais nos actes, à quel point il pèse peu dans la balance de nos décisions. Tout au long de leur parcours, Peter Warne ne joue ni à l’amoureux transi, ni au séducteur avec Ellie Andrews. Les mauvais dragueurs s’en chargent et leur nombre impose qu’il se distingue d’eux. Warne prend la chose à contre-pied : insistant sur la nature commerciale de leur relation, le lien qu’il établit avec Ellie noue d’abord et solidement leurs intérêts. Le scoop en échange de sa discrétion et de son aide. Ainsi, il veille bien à ce que chacune de ses attentions ne passe jamais pour ce qu’elle est – à savoir l’expression d’un sentiment – mais pour son exact inverse – une logique opportuniste.
Excellente intuition. Comprendre la stricte équivalence entre l’expression des sentiments et les poncifs de la drague, pousse Peter Warne à se positionner sur un terrain autrement plus efficace ; la feinte lui permet de mettre en pratique – et donc en évidence – ses qualités réelles, celles qui le distinguent des autres : son talent, son énergie virile, son ingéniosité, sa débrouillardise, son humour. C’est le personnage du mauvais dragueur qui, dans le bus, lui ouvre les yeux. Il voit bien qu’Ellie surnage dans une mer d’aveux faussement passionnés. Pourquoi en ajouter un à une liste déjà longue ? Pour la séduire, il faut une autre forme de vérité, qui ne se confonde avec aucune expression intéressée : celle du savoir-faire, celle de l’action qui ne ment jamais, le génie populaire des situations. Et sur une fille qui manque à ce point de sens pratique – puisqu’elle règle tout avec des billets – cela marche du tonnerre. En d’autres termes, plutôt que de chercher à lui faire l’amour, Warne préfère lui montrer l’étendue de ses propriétés. Plus malin, il prouve ainsi qu’il saura lui faire l’amour, le moment voulu (par elle). Cette voie psychologique est admirablement traduite dans le film par le gag génial des « Murs de Jéricho » : une couverture tendue dans une chambre de motel, comme pour médiatiser et retarder (faire écran) un rapport vers lequel on tend. Tendre une couverture, tendre au rapport sexuel, avoir le sexe « tendu » : on ne peut pas rêver plus innocemment explicite.
3ème leçon de drague (en guise de conclusion)
Perturbé par un ensemble de péripéties – trop laborieuses à expliquer ici – la logique du déni (feindre le désintérêt amoureux) finit par s’emballer. Elle en vient même à contaminer Ellie. La drague détournée se convertit en orgueil et le petit jeu en lutte d’ego. Si la première partie du film épouse, dans sa forme, une ligne droite, la seconde prend celle beaucoup plus torve d’une suite d’évitements. Il se dresse entre Peter et Ellie comme une étrange relation sado-masochiste, vécue à distance. Une logique kamikaze remplace la logique de séduction : frôler la catastrophe au plus près, effleurer du doigt le point de non-retour. La comédie romantique précède généralement son heureuse conclusion par une longue exaspération du désir, une suite de retards, de dénis qui laissent imaginer la rupture complète des partenaires. Dans cet exercice d’étirement – où tout cinéaste risque gros : la lourdeur, la longueur, la prégnance du mécanique – New York-Miami se pose là. Il n’y consacre pas seulement ses dix dernières minutes, mais carrément toute une troisième partie (en ce point virtuose).
Ces retards, ces circonvolutions, ces détours ne visent qu’à une chose (3ème et dernière leçon de drague) : porter le désir à ébullition par le simulacre de son éradication. Se jouer mutuellement la grande comédie de la mort, quoi de plus excitant ? C’est la loi bien connue de la jouissance : pour en augmenter la pression, il faut lui opposer quelques entraves soigneusement mesurées. Plus elles seront portées près de son annihilation – son entrave complète – plus fort en sera le jaillissement. Il ne s’agit là que d’une simple question de physique : cela s’appelle la « dynamique des fluides ». Quand on vous dit que la comédie a partie liée avec les sciences…
Pour dire ce jaillissement, Frank Capra trouve une solution d’une simplicité sidérante, qui confine au génie : un plan tout bête en plongée, où l’on voit la fameuse couverture tomber au sol et, du coup, les « Murs de Jéricho » s’écrouler. Cela lui prend deux secondes pour faire chuter l’artifice, cette convention, ce rien sur lequel repose toute la comédie. Ce n’était que cela, se dit-on. C’était donc tout cela.