Dans Super-héros et philo, Simon Merle nous propose d’entrer en philosophie au moyen de la figure du super-héros – ou d’entrer dans le monde des super-héros par la philosophie. L’ouvrage est destiné à un large public et l’éditeur a clairement parié là-dessus, comme en témoignent la mise en page et les illustrations qui tiennent plus du comic que du traité de philosophie. Stimulé par une amitié pour ses héros qui transparaît à chaque page, c’est toutefois à un vrai travail philosophique que s’est livré l’auteur.
L’ambition de Simon Merle est de déployer la puissance de problématisation contenue dans les figures de super-héros, puissance généralement impensée ou seulement pressentie. La voie suivie est bien philosophique, et au sens strict, puisqu’il s’agit rien moins que de partir de ces figures pour interroger la « nature humaine ». Aussi, s’il est impossible de faire abstraction des conditions historiques accompagnant la naissance du genre puis de tel ou tel personnage – et à ce titre il est parfois question d’enjeux géopolitiques, de situations de crises, etc. – la perspective est globalement « anhistorique ». En ne réduisant pas le sens de son objet aux contextes historiques et sociaux dans lesquels il s’inscrit, l’auteur reconnaît aux super-héros l’aura des personnages de légendes.
Les réflexions sur la dimension morale de ces personnages constituent certains des développements les plus intéressants de l’ouvrage. Le super-héros est présenté comme incarnant une éthique de la vertu – de l’excellence morale individuelle – par opposition à une éthique déontologique – réduisant la moralité à l’obéissance à des règles. En effet, seule la vertu individuelle permet d’agir de manière juste en situation de crise, lorsque la frontière entre le Bien et le Mal devient floue. C’est alors que se dévoile le héros. Dans le dernier chapitre, l’auteur met en avant l’ambiguïté morale de ce concept qui peut ouvrir sur un humanisme comme sur la démesure et la monstruosité. Le texte cité de Pic de la Mirandole est peut-être le plus frappant et le plus pertinent de l’ouvrage : « Je ne t’ai donné ni place déterminée, ni visage propre, ni don particulier (…) afin que ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles, les conquières et les possèdes par toi-même. (…) Je ne t’ai fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel afin que, souverain de toi-même, tu achèves ta propre forme librement ». Pour approfondir ce point, on aurait aimé que l’auteur développe davantage son analogie entre fiction de super-héros et roman d’apprentissage et insiste un peu plus sur les dimensions inquiétantes des métamorphoses et des « devenir-animaux ». Son anthropologie optimiste ne l’inclinait pas à pousser son travail dans une telle direction – et il reste sans doute ainsi fidèle à l’esprit de son objet.
Le point de vue moral adopté par Simon Merle le conduit à regretter certaines évolutions des figures de super-héros dans le cinéma récent, qu’il faudrait même, selon ses mots, « rejeter ». Citant la série Heroes (2006 – 2010) ainsi que Kick-Ass (2010) et Chronicle (2012), il parle d’une tendance à la « banalisation » – en outre souvent accompagnée d’esprit de dérision – qui déconstruit l’exemplarité et la dignité spécifique du super-héros ; pas d’authentique figure super-héroïque hors d’un certain classicisme.
L’amateur qui s’intéresse au cinéma lui-même et pas seulement à ses objets restera un peu sur sa faim, mais on ne saurait blâmer l’auteur de n’avoir pas accompli un projet qui n’était pas le sien. Une question pourrait être posée : si le super-héros est devenu une figure d’élection du cinéma, est-ce seulement en vertu de l’affinité de cet art avec la bande-dessinée, de la popularité du cinéma et de la puissance de l’industrie culturelle américaine ? Peut-être y a‑t-il d’autres raisons qui font que le super-héros ne se trouve nul part aussi bien que sur un écran de cinéma. On trouvera dans l’ouvrage quelques pistes pour s’orienter dans le problème, notamment dans le chapitre intitulé Fiction et réalité. Les fictions de super-héros y sont présentées comme des « expériences de pensée » et des « expériences perceptives suggérées ». En tant qu’expériences de pensée, ces fictions consistent généralement en la position d’une situation de crise à laquelle va devoir réagir le héros. Nées – et presque toujours inscrites – dans un environnement technique et citadin, elles sont traversées par la crainte du retour violent de la nature (la catastrophe naturelle) et de la perte de contrôle sur l’évolution technique. La puissance qu’a le cinéma de « faire-monde » (anticipation, science-fiction…) et la cinégénie des catastrophes et des machines – constamment accrue par les progrès techniques du cinéma lui-même – rendaient sans doute inévitable la colonisation du cinéma par les fictions de super-héros. Quant aux « expériences perceptives suggérées » (par l’altération ou le perfectionnement des sens, les pouvoirs sur la matière, etc.) il est évident qu’elles sont un objet de choix pour le cinéma et sa capacité d’illusion. Par le biais du film de super-héros peuvent être expérimentés des « mondes possibles », dont les lois de la physique ou de la perception sont différentes du nôtre. On remarquera d’ailleurs que malgré l’essor des films d’animation, le genre ne se voit pas investi par les super-héros ; le public préfère à l’évidence les voir évoluer de manière « réaliste ».
Sans être un ouvrage consacré au cinéma en tant que tel, Super-héros et philo ouvre donc, par l’étendue des problèmes abordés, de multiples perspectives permettant d’interroger l’un des grands genres populaires du cinéma états-unien.