Matthew Vaughn, le réalisateur de Layer Cake et Stardust, délaisse l’univers féerique de Neil Gaiman pour se plonger dans l’océan référentiel geek des comics : il adapte dans ce début de franchise une œuvre de Mark Millar, connu pour son travail chez 2000 A.D. et DC Comics, à qui l’on doit notamment la relecture fabuleuse du mythe de Superman (Superman Red Son) ou encore la série The Authority. Kick-Ass, ce surnom et ce titre improbables, est dénué de « métahumains », de super-pouvoirs, de conflits planétaires ou galactiques : le réalisateur mélange à un rythme échevelé la vie d’adolescents sortis de Buffy ou de Veronica Mars avec une intrigue musclée qui emprunte autant à Kill Bill qu’à Snatch, dont le réalisateur fut un des producteurs !
Mon père ce héros…
Ce film à l’avantage de montrer des choses que l’on voit très rarement, ou parcimonieusement, dans les histoires de super-héros : du sang et du sexe. Certes, cet avantage paraît bien pâle dans le paysage cinématographique pris dans son ensemble, mais l’originalité réside dans la jeunesse des protagonistes et les parallélismes de construction.
Sans trop vouloir trahir le sujet, imaginez une gamine de dix ans mal embouchée (mention spéciale au bat-signal « en forme de bite géante » !) qui décapite, éventre, égorge, fusille, lance des shurikens, des couteaux de combat, fait des sauts carpés qui se terminent mal pour ceux qui sont en face, connaît par cœur la notice d’utilisation d’une mitrailleuse lourde, épaulée par un père qui fait pareil, la musculature et l’expérience tactique en plus ! Imaginez ensuite un clone de Peter Parker, Spider-Man, sans l’intelligence de ce dernier, sans aucun super-pouvoir (sinon celui de l’auto-persuasion !), issu d’une famille de classe moyenne typique dont les dialogues tiennent sur la moitié d’un ticket de métro, adepte obligé des réseaux sociaux, friand de sites pornos, un peu paumé, un peu idéaliste, et, autre figure obligée, amoureux de la plus belle fille du lycée (sans doute cheerleader…). Lequel des deux est Kick-Ass ? Le garçon, bien sûr, engoncé dans un ridicule uniforme qui aurait de quoi faire rougir un héros de sentai, grand défenseur de la veuve et de l’orphelin… en rêve ! Les aventures de ces trois héros, délaissés par une société conformiste, sont en proie à la volonté de revanche, qu’elle fût sociale ou bien sanglante. Voilà un cocktail étonnant et détonnant, dans un film à la nervosité sans failles, dont les pauses sont constituées de saynètes humoristiques, filmées sèchement, sans transition, favorisant de brefs plans qui épousent la forme d’une case de bande-dessinée. Elles ont l’avantage de développer les personnages de l’entourage de Kick-Ass, ses amis, une bande de geeks en quête de pop-corn, de records de fréquentation sur leurs pages web, et bien sûr de dépucelage.
Le parallèle constant entre Kick-Ass qui essaie de devenir un héros (il y parvient malgré lui dans une scène filmée au portable qui le rend célèbre, sorte de lynchage de Rodney King inversé) et le couple père/fille – qui a depuis longtemps fait voler en éclats tout modèle psychanalytique – est savoureux ! Le père – sobrement interprété par un Nicolas Cage qui se souvient (enfin !) depuis quelques films, notamment Bad Lieutenant d’Herzog, qu’il a jadis été le Sailor de Lynch – se travestit en un Batman hardcore qui ferait passer son illustre modèle pour un boy-scout effarouché ; son but ? tuer l’assassin de sa femme, lui, le flic excommunié, qui a élevé sa fille en la déscolarisant, ou plutôt en l’initiant à une école que John Rambo lui-même aurait pu intégrer ! La mignonne fillette à la perruque bleu électrique intègre en elle le talent martial de la Beatrix Kiddo de Tarantino et le côté nerd d’Hermione Granger ! Autre allusion à Kill Bill : le passé de la fillette, l’histoire de la mère, est raconté en bande dessinée, le style comics se substituant au style manga du film de Tarantino dans la séquence de l’enfance d’Oren-Ishi. Pour parachever le portrait de cette société déjantée, il fallait des méchants : on a des super-vilains qui cabotinent. Ridicules mais cruels, ces mafieux oscillent entre les Soprano et les gangsters de Reservoir Dogs ! Ils s’illustrent dans des scènes de torture, ils se ridiculisent dans les lieux communs du rapport au chef. Tout cela constitue un autre parallèle, entre une vie en apparence banale (le fils du méchant principal et sa femme dans leur appartement luxueux) et une existence plus sombre, jonchée de cadavres. Ce jeu de miroirs est simple, mais fort habile : l’univers de Kick-Ass se confond avec celui de son « ami », le fils du mafieux, lui aussi apprenti super-héros sous le nom de Red Mist, tandis que le paradigme du grand méchant est le même que celui du couple de super-héros psychopathes que constituent Big Daddy et Hit Girl, le père et la fille. Par-delà ces éléments de mise en scène assez virtuoses, une constante émerge : l’humanité profonde des personnages, plus encore que dans les comics traditionnels et leurs adaptations où survient toujours un moment qui fait « décoller » – parfois au sens propre dans Superman – les personnages pour les affranchir de leur origine mortelle, terrestre. Tous sont des losers, des petits, en lutte contre un monde qui refuse leur fraîcheur ou leur soif de justice. On apprécie ces petits moments futiles de la vie d’un adolescent américain comme il en existe des millions, au sein d’une intrigue qui présente à intervalles réguliers des méchants qui ne jouent pas.
Le film joue sur le réalisme et la déréalisation : autant le parcours de ces mafieux, de ces truands, de ces lycéens, de ces journalistes avides de buzz sur Internet, paraît vraisemblable, autant le curriculum vitae de Hit Girl semble surréaliste. Le mariage de l’extraordinaire, présenté pourtant comme humainement possible, et du banal est un atout majeur de ce film. Le spectateur sera désarçonné par cette articulation constante entre des préoccupations sans importance dans le cadre d’une fiction, et le festival d’explosions et de meurtres en série très graphiques (le jeu de mots est ici adéquat !).
L’adaptation était presque parfaite…
Vaughn n’échappe pas tout à fait à la tradition du « copier-coller » qui hante depuis quelques années le cinéma de genre dès lors qu’il s’agit d’adapter un graphic novel ou un comic book. Les tristes exemples de 300, sorte de péplum d’extrême-droite aussi confus que grotesque, de Watchmen, From Hell, V for Vendetta, ignobles trahisons de l’esprit (et de la lettre !) d’Alan Moore, de Sin City, ont montré l’existence d’un je-ne-sais-quoi de tâcheron qui réside en chaque réalisateur : on croirait voir des cases animées à l’écran, ce qui constitue un paradoxe, le mouvant voulant se substituer à l’immobile, au figé, au démonstratif, ou plutôt les représenter. Hélas, la lecture de l’œuvre de Millar et la vision du film de Vaughn prouveront que là encore, le réalisateur et scénariste ne sait pas totalement s’affranchir de son modèle et livre une adaptation fidèle, sage, et satisfaisante pour qui veut absolument vérifier que le cahier des charges est bien rempli.
Cependant, prenons la défense du réalisateur : bien souvent les forums, les plateformes de discussion où les geeks guettent et commentent à satiété les moindres spoilers, previews et autres indices, empoisonnent l’existence des adaptateurs d’œuvre dites « de genre » (comme la saga Harry Potter). Le légal et le publicitaire ont tôt fait d’éreinter le moindre souci d’originalité peut-être présent lors du projet initial. On connaît des précédents : quand un réalisateur parvient à imposer son idée originelle, le produit est dévalué par les fans et, parfois, la production ou la critique ; que l’on garde à l’esprit Harry Potter 3, justement, Le Prisonnier d’Azkaban de Cuarón, sans doute le plus original de la série, mais aussi le moins apprécié, celui « qui ne ressemble pas au roman ». Autre argument pour la défense du réalisateur, le fait que Kick-Ass ne bénéficie pas de la même notoriété que les exemples cités plus haut : le spectateur ne connaîtra pas forcément l’œuvre par cœur, et ne pourra donc pas, dans un premier temps, faire valoir son jugement en matière de « respect du modèle ». Vaughn a le souci de plaire aux geeks d’une manière bien plus intelligente que la simple adaptation à la lettre d’un comic book : il fait de nombreuses citations, au-delà de la simple référence, du quizz spécialement conçu pour les aficionados, qui ne manqueront pas de s’écrier « cette scène c’est comme dans…». Le monde des super-héros « réels », Superman, Batman, Spiderman, est nommément cité, et ce dès le début. Dans la scène peut-être la mieux réussie, qui emprunte son aspect tragique à The Dark Knight de Nolan, le père, Big Daddy, hurle des ordres de combat à sa fille : on pourrait presque dire des « combos » de jeux vidéo, combinaisons dont les titres sont reliés à l’univers de la célèbre chauve-souris. Kick-Ass, c’est un peu le film geek « au carré » qui parvient de façon magistrale à proposer une lecture au second degré de l’univers des super-héros tout en faisant de ses protagonistes des êtres humains dont le mode de pensée n’est pas critique, mais au contraire prend tout au premier degré.
Vaughn a réussi un pari audacieux : adapter une bande-dessinée difficile, certes pas autant portée sur la réflexion politique et sociale que ceux d’Alan Moore, mais qui recèle en elle une réflexion sur les comics en tant que genre et sur les problèmes d’identité du super-héros. Sam Raimi avec les Spider-Man avait lui aussi illustré cette problématique. Mais Vaughn parvient à installer une dualité rarement vue dans un film de super-héros : la vie réaliste, en trois dimensions, de ses protagonistes, et la vie en deux dimensions, irréaliste, des héros masqués sortis des pages d’un comic-book.
Kick-Ass, ou la version ado de Watchmen.