« Pourquoi n’as-tu jamais écrit ? Pourquoi as-tu préféré t’humilier en te faisant passer pour un acteur de cinéma ? » Lecteur de Rousseau, d’Emerson, de Melville et de Marx, Sterling Hayden commence sa carrière au cinéma en 1940 à l’âge de 24 ans. Mais c’est en écrivain qu’il rêve sa vie et, dans cette autobiographie au long cours publiée en 1963, qu’il ratiocine sur ses erreurs, ses errements et bientôt ses fautes : coqueluche des studios avant même qu’il ne tourne sa première scène, le « viking blond » a comme véritable passion la mer, et comme idéal l’écriture. Wanderer est donc une tentative pour tirer sur l’ombre écrasante de Sterling Hayden, acteur de Johnny Guitar et de Quand la ville dort, et restituer le « vrai » Sterling Hayden, celui qu’il aurait dû être si cette saloperie de « machine à divertir » n’avait pas subverti son destin.
Sterling Hayden a une quinzaine d’années quand l’Amérique traverse la grande dépression. Quelques années plus tôt, son père, petit publiciste laborieux et fatigué, est mort d’on ne sait quoi ; sa mère épouse un escroc raté et bohème qui lui fera traverser l’Amérique en quête d’une fortune illusoire. Sterling suit, il fugue parfois, enfant pas très heureux, mais pas malheureux non plus, entre le Tom Sawyer de Mark Twain et le Jim Hawkins de L’Île au trésor. Tout juste se construit-il cette personnalité à la fois têtue, instable, curieuse et insatisfaite à parts égales : Sterling « Buzzy » Hayden, enfant sauvage, soldat idéaliste puis star inclassable, se désintéresse très tôt de cet « American way of life » qu’un autre lui-même, l’homme qui a fait les mauvais choix, épuisera bientôt dans les luxueuses villas de Beverly Hills.
S’il est beaucoup question de la mer dans Wanderer – ses héros, ses rigueurs, et le lien bien réel qui unit l’acteur à l’océan – Sterling Hayden raconte aussi l’Amérique de l’entre-deux-guerres, cette Amérique qui fait du jeune athlète, en 1940, un acteur en vue dans l’univers clos des studios. Puis il raconte la guerre, l’expérience singulière, forte, violente dans les troupes téméraires des sbires de Tito, des deux côtés de l’Adriatique, alors que le jeune marin lecteur de Thoreau et la tête pleine d’utopies libertaires fréquente, en Californie, des membres de cette gauche qui sera pourchassée, dix ans plus tard, par d’autres sbires, ceux du House Commitee of Un-American Activities.
L’expérience maccarthyste
La vie de Sterling Hayden n’est pas de tout repos : une enfance fantasque et pauvre, un engagement tous azimuts dans la marine, une proximité plus philosophique que politique avec les combats du communisme américain, Hollywood, puis la terrible expérience du maccarthysme. Sterling Hayden, le marin costaud, le soldat sans peur, l’acteur détaché perd ses moyens face à la commission mise en place pour lutter contre la pseudo-influence de gauchistes à Hollywood : Wanderer, récit de marin, est aussi le récit d’un naufrage. Peu indulgent avec lui-même, Sterling Hayden ne justifie pas plus ses fautes qu’il ne les explique vraiment. À l’exception, notable, de la rencontre importante avec John Huston, évoqué avec émotion comme un capitaine Achab bienveillant, c’est peu dire que l’acteur honnit son métier et l’imposture, sociale et existentielle, à laquelle le cinéma condamne ses exécutants. Wanderer, confession d’un homme qui aurait dû être libre mais que la « société du spectacle » a aliéné, est un portrait prolixe d’un homme jeune qui veut pleinement choisir son destin (les premières expériences de la mer, l’apprentissage de la guerre, la Yougoslavie de Tito, l’engagement à gauche) et d’un Américain plus dépité que révolté, un homme qui n’a pas été à la hauteur de ses utopies (la haine de soi, son abandon à la facilité, la lâcheté de ses compromis divers, en particulier au cinéma). Un portrait dense, parfois touffu, mais que la « fureur de vivre » du jeune Hayden puis la sincérité et la singularité intellectuelle de ce contempteur de Hollywood rendent attachant, jusque dans ses manies agaçantes : cette manière de parler de lui-même à la troisième personne, et la morgue du « traître » qui mieux que tout autre sait ce qu’il doit se reprocher.