Avec ses sentences péremptoires et provocatrices, Godard a souvent eu raison. Nicholas Ray ne sait faire rien d’autre que du cinéma, il est le cinéma : ça a l’air vaseux, on pourrait appliquer ce propos à plus d’un auteur… et pourtant comme ça parle des films de Ray ! De leur immédiateté, de leur nécessité, de leur vérité qui semblent ne pouvoir s’exprimer nulle part ailleurs que dans ces images en mouvement, ces couleurs en musique, ces corps en action. Vérification avec Johnny Guitar, perle des cinéphiles, western aussi riche qu’intense dont est tirée la fameuse réplique qu’à la suite d’un entretien dans les Cahiers, on a fini par attribuer à Ray lui-même.
Il y a bien un début un peu maladroit (l’arrivée de Johnny Guitar avec exposition expéditive des prémisses de l’action) ; deux curieuses ponctuations burlesques avec musiquette, plutôt incongrues, presque ridicules ; un champ-contrechamp planplan sur fond de transparence ; le montage parallèle de deux scènes filmées l’une au crépuscule, l’autre sous un lumineux ciel bleu ; des acteurs de second plan incapables de dire une réplique correctement… Bref, pas mal de « défauts ». Mais on s’en moque. Même faiblards en apparence, les plans s’offrent avec une évidence, un détail, un geste qui font qu’on s’attache à l’essentiel : la trouble émotion qu’ils véhiculent. Quelque chose de plus important que la perfection est en jeu : un souffle souterrain, qui éclate parfois à la surface quand, entre le décor, la composition du cadre, les mouvements de caméra, la musique, les acteurs et les dialogues (sublimes) naît une incandescente interaction.
Le retour du refoulé est d’ailleurs un enjeu central dans ce film situé dans un drôle de saloon bâti contre une montagne qui lui donne l’allure d’une caverne, et où tout bouillonne de tensions internes. Tous les personnages, que ce soit par nécessité, par fierté ou par puritanisme, répriment quelque chose : démon des armes, amour, désir. Dans une scène magnifique (reprise dans Femmes au bord de la crise de nerfs d’Almodóvar, où Carmen Maura doit, pour en effectuer le doublage castillan, dialoguer avec la voix de l’homme qui vient de la quitter), Johnny demande à Vienna de lui mentir, de lui dire des mots d’amour : elle les lui déclame sur le ton de quelqu’un qui révise une leçon d’anglais, dissimulant par fierté ce qui n’est que pure vérité… avant de craquer : oui, elle l’a attendu, pourquoi n’est-il pas revenu plus tôt ?
C’est que pour réussir dans l’Ouest, une femme a besoin de caractère, d’autorité, d’une carapace. Comme ailleurs chez Ray, macho romantique mais pas misogyne, on trouve ici de beaux personnages féminins, qui ne s’en laissent pas conter et volent d’ailleurs la vedette au personnage éponyme. Il y a bien sûr Vienna (altière Joan Crawford), la véritable héroïne du film, fière d’avoir acquis ce qu’elle possède, quels qu’en aient été les moyens, et qui refuse à ce sujet le jugement des hommes. Mais il y a surtout l’extraordinaire Emma (fébrile Mercedes McCambridge) : bloc de haine mettant le feu aux poudres d’une bande de pionniers chassant les étrangers, elle étouffe le désir et la jalousie qui la rongent et mêle à la cause des propriétaires terriens son souhait profond de voir mourir les objets de son désir : le Dancing Kid et sa rivale Vienna elle-même.
Emma est un personnage d’une ambivalence folle. Elle incarne d’une part ces premiers colons ayant fait fortune dans l’Ouest et ayant transformé le mythe du pays libre en envie de tout posséder, voyant d’un mauvais œil les nouveaux arrivants, s’accrochant à n’importe quel prétexte plus ou moins fondé pour leur nuire et s’en débarrasser. Cette hypocrisie, cette mauvaise foi qui accompagnent la haine de l’autre et le puritanisme suscitent une charge rageuse de la part de Nicholas Ray, à une époque qu’on sait marquée par le maccarthysme. Mais il y a d’autre part la femme en colère, entourée d’hommes qui tantôt se laissent galvaniser par son exaltation, tantôt ne l’écoutent pas, du seul fait de son sexe, lors même que, sans vouloir le montrer, ils la craignent. Le film tire une grande force du fait que son propos féministe soit en partie pris en charge par ce personnage antagoniste et réactionnaire.
Vous avez dit féministe ? Mais oui. Johnny Guitar offre même aujourd’hui un terrain de jeu passionnant pour les gender studies. Pas une scène où ne se joue une mise en crise de la virilité. Être une femme parmi les hommes, être ou ne pas être un homme : telles sont les perpétuelles questions. Un homme sans autorité (le marshal dépassé par les événements). Un beau gosse meurtri dans son amour-propre, mené en bateau par la femme qu’il a conquise (le Dancing Kid). Un enfant sans enfance, pas tout à fait un homme (Turkey, gueule de poupon mais fine gâchette, auquel le Dancing Kid voue une affection mêlant paternité et homosexualité latente). Un sous-homme, un meuble, une partie du décor (le vieux Tom). Ou simplement un macho décomplexé mais estimant les femmes, n’en débitant pas moins à longueur de temps des phrases toutes faites sur ce dont un homme, au fond, a besoin (Johnny Guitar)…
Les personnages de Ray ont leurs préjugés, profèrent ce genre de phrases toutes faites, mais ce sont toujours les leurs, jamais à verser au compte du film lui-même. Sauf peut-être cette phrase-clé pour les comprendre – et comprendre Ray lui-même : « J’ai aimé un homme. Il n’était ni bon, ni mauvais. Mais je l’aimais. » Étrange, d’ailleurs, de voir l’amour prendre une place aussi importante dans un western (au fond, Duel au soleil de King Vidor est davantage un mélodrame qu’un western). L’amour, se disait-on, c’est pas fait pour les cow-boys. Bart (Ernest Borgnine), pour qui les femmes sont toutes les mêmes et ne valent rien, sait très bien pourquoi : « Le Kid est toujours amoureux de Vienna, il ne la livrera jamais et nous fera tous tuer ! » Johnny Guitar est un somptueux western sentimental qui, au destin des entreprises collectives viriles, préfère l’amour.