Sorti en 1964, à peu près six mois après l’assassinat de Kennedy à Dallas, Dr Folamour traite d’un sujet brûlant : la possibilité d’un holocauste nucléaire. Adapté d’un roman de Peter George intitulé Red Alert, le film devait être à la base un thriller, un film à suspense mettant en scène un officier corrompu qui tentait de lancer une offensive nucléaire contre l’URSS. Mais le projet prend une toute autre tournure et devient le film que l’on connait : une comédie corrosive et fascinante sur la paranoïa, les préjugés et le pouvoir de fascination des armes, dans laquelle Peter Sellers donne la pleine mesure de son génie comique en incarnant trois personnages.
Au début des années 1960, Kubrick est en pleine écriture de son nouveau projet, avec l’aide de son comparse de l’époque James B. Harris. Depuis la sortie de Lolita, Kubrick se trouve être obsédé par la possibilité d’une guerre nucléaire mondiale opposant le bloc de l’est et l’occident. Autant dire que la crise des missiles de Cuba en 1962 n’arrangera rien à sa paranoïa et l’incite donc à ingurgiter, comme à son habitude, quantité astronomique de livres et revues sur le sujet dont il souhaite traiter. Il travaille d’arrache-pied avec Harris à la conception d’un film très sérieux, orchestré comme un compte à rebours, une course contre la montre pour tenter d’éviter ce qui pourrait être une troisième guerre mondiale. Les journées d’écriture sont harassantes, de par la complexité du sujet et le réalisme de son éventuelle imminence, et se poursuivent jusque tard dans la nuit. Parfois, aux alentours de minuit, les deux compères pètent un peu les plombs, se laissant aller à quelques plaisanteries absurdes du type : « Et si l’on imaginait dans cette séquence que tout à coup les dirigeants des forces alliées quittaient la salle de guerre simplement parce qu’ils ont envie de manger ? » Quelques semaines plus tard, James B. Harris se retire du projet pour passer à la réalisation de son premier film, et Kubrick poursuit l’écriture seul. Durant ces séances de travail qui dérapèrent, quelque chose a germé dans la tête de Kubrick : le sujet qu’il traite est tellement absurde sur certains aspects que le film sera d’autant plus fort s’il est abordé sous l’angle d’une comédie. Il s’attache alors les services de l’auteur satirique américain Terry Southern afin d’achever l’écriture du projet, et le pousse dans ses derniers retranchements. Pendant deux mois, Kubrick va inciter Southern à aller toujours plus loin, lui demandant sans cesse : « Quelle est la chose la plus absurde que puisse dire ce personnage tout en restant crédible ? » Cela donnera lieu à des expressions délicieusement décalées, comme « les précieux fluides corporels » du général Ripper (interprété par le génialement timbré Sterling Hayden). Une collaboration fertile et harmonieuse, à l’image du titre du film, dont tout le monde s’accorde à dire que « Dr Folamour » est du pur Southern, tandis que le sous-titre « Ou : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe » ressemble plus à du Kubrick.
Le parti pris du film est de dépeindre la période de la guerre froide comme étant très chaude. Quel meilleur moyen pour faire passer cette idée que le recours au registre sexuel ? Dans Dr Folamour, film exclusivement peuplé de représentants du genre masculin (à l’exception de la secrétaire du général Buck Turgidson. Au passage, on remarquera que le terme « turgid » fait autant référence en anglais au style d’expression ampoulé du personnage qu’à une certaine forme de tumescence…), les hommes ne peuvent s’empêcher de rouler des mécaniques, comme dans une cour de récréation, et de jouer avec leurs armes comme ils pensent avec leurs b… Turgidson (étonnant et clownesque George C. Scott) en est l’illustration parfaitement caricaturale : puéril dans son acceptation à déclencher un holocauste juste pour écraser les « Ruskoffs », bête dans ses préjugés sur les nationalités des différents personnages, railleur dans sa manière de s’en prendre constamment à l’ambassadeur russe. Cet aspect très drôle du personnage est contrebalancé par un dangereux pragmatisme qui fait froid dans le dos, cumulant deux facteurs antinomiques : des responsabilités et des enfantillages. L’aspect régressif du film est également incarné par Ripper (en français, l’éventreur…), dont la paranoïa et la folie partent d’un constat simple : la perte de sa virilité. Ne pouvant accepter d’avoir eu une panne au lit, il décide de mettre cet incident sur le compte des communistes, en se créant une fable où les « rouges » empoisonnent l’eau pour défaire les alliés de leur « essence » vitale. Kubrick stigmatise ici de manière ingénieuse la façon dont on se défait insidieusement d’un problème pour le porter à la décharge de l’autre, un peu comme si l’on regroupait les maux d’une société pour les mettre sur le dos des étrangers…
Le film s’ouvre de manière remarquable sur un accouplement entre un avion ravitailleur d’essence et un bombardier en plein vol, l’expression « s’envoyer en l’air » y prend d’ailleurs tout son sens. En deux minutes de générique, l’affaire est pliée et le film va par la suite prendre tranquillement la route des préliminaires (des préservatifs dans le kit de survie du pilote d’avion bien nommé Kong) pour atteindre son point d’incandescence : un orgasme nucléaire à l’échelle mondiale. La pénétration se fait d’ailleurs dans l’allégresse d’un rodéo sans équivoque : le major Kong chevauche le missile en hurlant avant que celui-ci ne frappe son objectif qui s’intitule, je vous le donne en mille, la base de Laputa. Le film est marqué par une dernière érection, en la personne du Dr Folamour lui-même, avec le projet de regrouper le reste de l’humanité dans des souterrains en des ébats infinis pour assurer la pérennité de notre race, ce qui redonne une vigueur inattendue à son corps d’handicapé. Il se lève de son fauteuil roulant, et lance cette réplique devenue culte au président des États-Unis : « Mein Führer, I can walk ! » Comme quoi les ardeurs nazillardes ne sont jamais très longues à revenir. Le film se referme en une profusion d’explosions nucléaires, comme autant d’éjaculations géantes venant défigurer la surface du globe. « Peace is our profession » clamait fièrement quelques minutes plus tôt un panneau publicitaire pour l’armée.
Le Dr Folamour, création loufoque d’un Peter Sellers trop souvent laissé en roue libre dans d’autres films, marque l’apogée d’un jeu burlesque pour lequel l’acteur recevra une nomination aux oscars. Mais ce serait faire preuve de laxisme en oubliant qu’il est tout aussi tordant dans les rôles plus mesurés du colonel Mandrake et du président des États-Unis. Deux types finalement coincés et raisonnables face à la démence de la machine de guerre, ce qui donne lieu à des décalages savoureux. La mémorable scène où le président annonce à son homologue russe que des bombardiers américains s’apprêtent à réduire son pays en miettes est un modèle du genre : l’horreur absurde de l’annonce prend le pas sur toutes les conventions d’usage. Sellers y déploie toute une palette de détours, comme un gosse annonçant à ses parents qu’il a fait une grosse bêtise, pour une désopilante scène qu’il a entièrement improvisée. On se prend alors à rêver de ce qu’il aurait pu faire de sa carrière s’il avait travaillé avec plus de cinéastes de sa stature, sachant canaliser cette énergie folle pour en laisser éclater l’absurdité brute. Et la performance de chaque acteur s’intègre parfaitement à l’ensemble, chacun trouvant sa place naturellement, avec Kubrick en maître ordonnateur sachant leur insuffler la seule règle qui compte pour mettre les égos aux placards, et offrir un écho exquis aux frasques militaires décrites dans le film : ce n’est pas la taille du machin qui compte, mais l’usage que l’on en fait.