À l’occasion de la rétrospective « De Pékin à Hong Kong, les cinémas chinois et leurs histoires (1930-1950) » au Festival des 3 Continents à Nantes (19-26 novembre 2013).
Le Festival des 3 Continents, qui a énormément contribué à la diffusion du cinéma chinois en Occident dès les années 1980, a proposé lors de la dernière édition une rétrospective qui remettait en quelque sorte les points sur les « i » dans l’histoire (ou plutôt les histoires) de cette cinématographie. Il s’agissait, à travers une sélection couvrant les années 1930 à 1950, de faire tabula rasa des idées reçues qui circulent en Occident comme en Chine sur le cinéma chinois en traçant de nouvelles lignes de réflexion et en sortant des clichés exotiques fortement teintés de « chinoiseries » comme le soulignait Marie-Pierre Duhamel Muller, l’une des intervenantes du programme. Les présentations de séance, les textes du catalogue ainsi que la table ronde ont permis de replacer les films dans leur contexte historique, politique, social et culturel tout en les considérant comme des objets filmiques traversés par des influences cinématographiques occidentales : américaines certes mais aussi allemandes et soviétiques.
Entretien avec Anne Kerlan (Institut d’histoire du temps présent, CNRS) qui a accompagné Jérôme Baron (directeur artistique) tout au long du travail de réflexion et de programmation de cette rétrospective.
Quelles ont été les lignes directrices de cette sélection?
D’emblée l’idée était de faire exploser le cadre géographique habituel en montrant que le cinéma chinois du passé n’a pas uniquement été produit et réalisé à Shanghai par des Shanghaïens : les artisans de ce cinéma ont beaucoup circulé dans leur carrière. Nous voulions insister sur l’importance de la dynamique entre Shanghai et Hong Kong puisque dès les années 1910-1920 les échanges entre réalisateurs étaient denses : les Cantonais, par exemple, entretenaient des liens avec les gens de la Chine du Nord ou de Shanghai et à l’inverse des gens qui avaient commencé leur carrière à Shanghai se sont tournés plus tard vers Hong Kong. Ce phénomène s’est fortement accentué dans les années 1930 et plus encore au moment de la guerre lorsque les artistes ont dû quitter Shanghai pour se réfugier à Hong Kong. Nous voulions nous concentrer sur ce phénomène de transmission. D’une façon classique en Chine – et c’est beaucoup relayé en Occident – on présente l’histoire du cinéma chinois avec une première période qui se termine en 1937 lors de l’arrivée des Japonais. Là, soudain, il ne se passe plus rien ! Ce programme nous prouve le contraire : rien ne s’arrête en 1937 ! Les réalisateurs qui ont commencé leur carrière à Shanghai dans les années 1930 l’ont poursuivie soit dans d’autres lieux soit dans les mêmes mais sous d’autres environnements politiques. Ce fut le cas de Zhu Shilin : Histoire secrète de la cour des Qing est un film réalisé à Hong Kong en 1947 alors qu’il a commencé sa carrière dans les studios shanghaïens dans les années 1930. C’est le cas également de Fei Mu à qui le programme fait une belle place : Song of China (coréalisé avec Luo Mingyu, ndlr) a été réalisé en 1935 dans un grand studio shanghaïen ; Confucius (1941) a aussi été réalisé à Shanghai mais pendant la guerre au moment où la ville est scindée entre une partie occupée et une zone internationale libre ; lors de Printemps dans une petite ville (1948), un film de l’après-guerre, Fei Mu se trouve entre Hong Kong et la Chine continentale, il regarde cette Chine bouleversée par les années de guerre se posant la question de son avenir.
Une autre idée nous a guidés: la question des influences qui nous montre à quel point le cinéma chinois est en relation avec le monde cinématographique qui l’entoure. Les films étrangers servaient de modèles – pas des modèles bêtes et méchants repris idem – mais des modèles qui inspirent, qui donnent envie de faire autrement ; que ce soit des films américains, des films allemands comme dans Le Chant de minuit (Ma-Xu Weibang, 1939) et évidemment plus tard des films soviétiques. Nous voulions souligner encore une fois que ce cinéma n’est pas fermé sur lui-même, qu’il est au contraire traversé par toutes ces cinématographies. Voilà les principes qui nous ont guidés.
Après, nous avons malheureusement eu des déconvenues quant aux choix de programmation en raison notamment des problèmes liés à la conservation des copies. Toutefois nous avons tenu le pari de la chronologie puisque le programme va de 1930 à 1950 ; nous ne voulions pas nous arrêter au moment de l’arrivée du communisme en Chine. Car lorsque l’on parle de transmission, il faut savoir que les réalisateurs et les techniciens – les techniciens sont très importants dans ce phénomène – qui ont travaillé dans les studios de la Chine populaire des années 1950-1960 ont appris leur métier antérieurement dans les studios de Shanghai voire de Hong Kong pour certains. On voulait montrer que tout ne s’arrêtait pas en 1949 !
Certaines œuvres de la rétrospective (1930-1935) semblent marquées par le passage du muet au sonore qui a duré assez longtemps en Chine et qui a donné lieu à des films « hybrides ». Quels ont été les problèmes posés par cette transition?
À cette époque les films américains inondaient le marché chinois: 80 à 90% des films montrés à Shanghai étaient américains. En 1929, le passage au parlant aux États-Unis a immédiatement créé des problèmes et des débats en Chine puisque les salles chinoises n’étaient pas équipées pour le sonore. Il y eut à ce moment là de grosses disparités. Si je me concentre sur la situation à Shanghai, certaines salles gérées ou appartenant à des occidentaux (parfois par des contrats avec des majors) n’ont eu aucun problème à trouver les apports financiers pour s’équiper. Donc assez rapidement à Shanghai des films parlants étaient projetés, il s’agissait évidemment de films occidentaux. Là, les compagnies chinoises ne savaient pas comment réagir puisque d’une part elles n’avaient pas les moyens techniques de faire des films parlants ou sonorisés et que d’autre part les salles qui auraient pu passer leurs films n’avaient, quant à elles, pas les moyens de s’équiper.
Deux voies ont été suivies: certaines compagnies ont investi un maximum et ont produit des films parlants dès 1931 : ce sont en fait des films chantants qui se déroulent dans le milieu du spectacle. Ces films étant hélas perdus, je n’en dirai pas plus mais apparemment la musique et la chanson prédominaient.
Parallèlement, une grande compagnie, la Lianhua, a théorisé le fait qu’il était trop tôt pour que le cinéma chinois passe au parlant et pas seulement pour des questions techniques. Selon eux, la Chine n’ayant pas encore suffisamment acquis la maîtrise de l’art muet, n’était pas prête pour le sonore.
Au même moment, comme le sonore prenait – ce qui au début n’était pas une évidence – des films sonores ont été tournés. Ces films, sans dialogues, comprenaient des séquences accompagnées d’une musique originale composée spécialement pour le film.
Donc, lors de la période de transition qui dura de 1931 à 1935 on trouvait trois types d’objets sur les écrans. Des films complètement muets dans un contexte où de plus en plus de films étaient parlants. Des films sonorisés qui mettaient en avant la musique et la chanson – ceux-ci ont représenté une spécificité de la Chine, les chansons rencontraient un grand succès. Et des films entièrement parlants souvent avec de gros problèmes techniques en raison de la mauvaise qualité des équipements ; la Lianhua par exemple ne possédait qu’une seule caméra avec micro qui voyageait d’un plateau à l’autre. Cette hétérogénéité a engendré un cinéma parlant très habité par la question du muet.
À cela s’ajoute un gros problème linguistique. En 1930 la Chine n’avait pas de langue commune, on parlait des dialectes régionaux dont le cantonais qui est le plus connu. Les acteurs ne parlaient pas forcément autre chose que leur dialecte local. La langue commune, qui est le mandarin, a été imposée par le gouvernement du Guomingdang, lorsque Chiang Kaï-chek est arrivé au pouvoir en 1927. Le gouvernement a imposé que les films parlants produits à Shanghai, en tout cas produit en Chine hors espace cantonais, soit en mandarin. Les acteurs ont donc dû l’apprendre, ce qui donne une langue parlée de manière extrêmement artificielle. C’est très étonnant ! Dans de nombreux films on parle lentement, presque comme un manuel d’apprentissage du chinois, l’articulation est très artificielle, très lente. Je pense que les acteurs devaient prendre des leçons de diction, c’est très étrange.
Vous évoquiez la manière dont le muet habitait le sonore mais on perçoit le mouvement inverse particulièrement les trois mélodrames muets The Peach Girl (Bu Wancang, 1931), La Divine (Wu Yonggang, 1934) et Femmes nouvelles (Cai Chusheng, 1935) qui fonctionnent déjà dans une logique de cinéma parlant.
Femmes nouvelles a malheureusement été projeté sans le son pour des raisons techniques, mais en fait il s’agit d’un film sonorisé : les intertitres sont lus par une voix-off (qui n’est pas celle de la protagoniste) et il y a quelques chansons. C’est un cas intéressant car il n’est ni parlant ni muet, il joue sur les deux tableaux. Oui effectivement, dans les films muets on sent la présence de la parole dans la manière dont les personnages réagissent à une parole hors champ, que l’on n’entend pas.
Comment se déroulaient les séances de muet, est-ce qu’il y avait en Chine l’équivalent des benshi japonais ?
C’est marrant parce qu’en Chine on ne parvient pas à le savoir. On suppose qu’il devait y avoir le même système, mais on a très peu de traces alors que le phénomène des benshi au Japon est très documenté puisqu’un syndicat existait. En Chine, il n’y a pas eu la même puissance corporative. Ce que j’ai pu constater lors de mes recherches, en lisant les publicités et les annonces dans les journaux, c’est que visiblement les films étaient présentés avec des commentaires y compris dans les dialectes locaux. Je suis tombée sur une publicité annonçant qu’un film muet serait présenté en shanghaïen : cela présuppose la présence d’un commentaire. Dans le meilleur des cas, dans les grandes salles occidentales des orchestres occidentaux jouaient un accompagnement musical. Autre cas de figure : les acteurs et les actrices étaient convoqués sur scène pour chanter la chanson du film avant la projection.
Il y avait aussi des livrets qui circulaient énormément : un genre de programme du film relatant toute l’intrigue afin que le public puisse suivre. On ne trouve pas le terme benshi en chinois (même si ce sont les mêmes caractères que le mot japonais) dans les histoires ou dans les textes, on ne connaît pas les personnes ni les stars, comme c’est le cas pour le Japon. Mais ça devait forcément exister. À Taïwan c’est certain, on le sait, mais en Chine ça reste une question mystérieuse à fouiller.
La rétrospective propose plusieurs mélodrames des années 1930 ; est-ce que ce genre a perduré en Chine ?
Notre ambition première avec Jérôme Baron était de montrer des films de Hong Kong de la fin des années 1940, la période de l’après guerre où quelqu’un comme Bu Wancang se retrouve à Hong Kong et continue à faire des films notamment des remake parlants de ses propres mélodrames muets, comme La Divine. Donc oui, le mélodrame continue plutôt dans le cinéma de Hong Kong. D’ailleurs la télévision chinoise d’aujourd’hui est pleine de séries qui fonctionnent sur le mode du mélodrame et qui font pleurer dans les chaumières.
Ces mélodrames reprennent des codes occidentaux du genre mais semblent également emprunts d’une certaine tradition des arts de la scène chinois.
L’expression des sentiments par la chanson et par la poésie – parce qu’en Chine les deux sont très proches en terme de perception – est quelque chose de très ancien et je pense que ce n’est pas pour rien si effectivement dans les films comme dans Histoire secrète de la cour des Qing, la protagoniste chante à un moment émouvant: on retrouve ici la narration chantée de l’opéra chinois traditionnel. En revanche, le mélodrame n’existait pas en tant que tel comme genre théâtral, littéraire. Il existait des histoires qui faisaient pleurer mais pas de cette façon-là.
C’est étonnant le nombre de films de la rétrospective traitant de la condition déplorable de la femme à cette époque. Comment cette prise de conscience s’est-elle actualisée au cinéma?
Tout cela vient du mouvement qui fait suite au traité de Versailles du 4 mai 1919. La Chine, censée être du côté des alliés durant la première guerre mondiale, espérait retirer des bénéfices de ces négociations dont la restitution des territoires chinois colonisés par les Allemands. De fait, les Occidentaux, pour caresser les Japonais dans le sens du poil, leur ont remis ces territoires sans consulter la Chine. Suite à cela, il y eut un gros mouvement de contestation qui partit des étudiants pékinois et qui contamina les milieux commerçant bourgeois puis la haute bourgeoisie shanghaïenne. Ce mouvement de contestation des décisions européennes s’en en fait très vite interrogé sur la culture chinoise et sur la manière dont la Chine était devenue faible. Le fait que les droits du pays aient été piétinés à la table des négociations internationale attestait de la trop grande faiblesse du pays. Alors comment redresser le pays pour en faire une puissance ? Selon les intellectuels, cette faiblesse provenait de sa culture, du confucianisme, du respect pour les anciens et de la façon dont les femmes étaient traitées. Il y eut à partir des années 1920 énormément de débats sur le statut de la femme qui cristallisaient tous les problèmes d’une certaine arriération de la Chine. Parallèlement le pays se modernisait et les femmes se retrouvaient dans des situations contradictoires ; il y eut alors beaucoup de suicides de jeunes femmes, comme on le voit dans Femmes nouvelles par exemple. À noter que tous les débats, toutes les revues étaient pris en charge par les hommes. Dans les années 1930, le cinéma a repris cette idée avec une couche supplémentaire : la question du statut de la femme n’était plus au premier plan, elle avait été remplacée par celle du nationalisme. Les réalisateurs font alors du statut de la femme un symbole de la position de la Chine : faible, exploitée, opprimée, victime d’arriération culturelle et incapable de se moderniser. Dans son intrigue, Femmes nouvelles présente différents modèles de femmes qui sont en fait autant de solutions pour l’avenir de la nation.