On est donc désormais assuré du fait que l’homme à la doudoune noire – Wang Bing –, que l’on a souvent croisé dans les rues de Nantes, ne repart pas à chacun de ses passages avec la Montgolfière d’or, attribuée pour cette édition à Au revoir l’été de Kôji Fukada. On est par contre tout à fait certain que le cinéaste chinois a proposé un film époustouflant et majeur – ‘Til Madness Do Us Part, titre (anglais) magnifique que l’on peut traduire par « Jusqu’à ce que la folie nous sépare », a reçu la Montgolfière d’argent. Par ailleurs, cette édition était aussi, entre autres programmes, placée sous le signe de la Chine par le biais d’une passionnante programmation de trésors rares et précieux d’un patrimoine cinématographique peu connu. Nous y revenons par ailleurs dans un entretien avec Anne Kerlan.

Les 3 Continents fait partie de ces festivals plaisants, pas seulement du fait qu’il prend place dans une ville à la gestion socialiste particulièrement attentive au bien-être de ses habitants. Non, plutôt parce que les salles sont bien garnies, et c’est très réjouissant (la fréquentation a bondi d’environ 10%). Il ne faut pas y regarder longtemps pour constater que cette manifestation dispose d’un véritable sens, avec son public avide et, à des degrés divers, détenteur d’une mémoire du festival. Ce qui lui permet de faire le plein pour un film chinois de près de quatre heures, celui de Wang Bing, lauréat lors de sa première venue en 2003 pour présenter À l’ouest des rails. Nous n’étions évidemment pas dans le secret des délibérations du jury, mais on peut énoncer deux hypothèses pour expliquer ce qui a privé Wang Bing de la principale récompense, alors qu’il n’avait pas de véritable concurrent parmi les autres propositions de la compétition. Hypothèse diplomatique : ne pas attribuer au cinéaste la principale récompense une deuxième année consécutive (Three Sisters fut couronné l’an dernier). Hypothèse géopolitique : ‘Til Madness Do Us Part (ci-dessus) – qui avait divisé nos envoyés spéciaux à la dernière Mostra de Venise – peut laisser à la fois sur le carreau et sur le bord de la route. Et partager un jury.
Nos frères du Yunnan
Il est difficile de s’étonner que Wang Bing s’aventure une nouvelle fois dans des contrées extrêmes, ici ce que le titre désigne comme étant la folie, mais que le film n’aura de cesse de relativiser. ‘Til Madness Do Us Part est une plongée – terme non galvaudé – dans un asile situé dans la province du Yunnan ; plus précisément son second étage parcouru par un espace de circulation rectangulaire qui dessert les misérables chambres collectives et surplombe une coursive protégée par une grille. En Chine comme dans d’autres pays, où folie et déviance ne font qu’un, ces institutions psychiatriques servent à peu près à tout, avant tout à enfermer, pour des troubles mentaux autant que pour des motifs judiciaires, policiers, de mœurs, de convictions politiques ou religieuses. Le film est d’abord la dénonciation très frontale de cet état de fait : l’enfermement comme mise en retrait de la société, indépendante de toute dimension curative. Un patient prononce d’ailleurs cette phrase sans appel : « être enfermé ici peut faire de toi un malade mental. » Parmi d’autres, on est marqué par ce Hui (on appelle ainsi les Hans – ethnie majoritaire en Chine – de confession musulmane) pour qui la foi représente le gage d’une résistance froide et déterminée. Bref, Wang Bing se fait subversif, aussi clairement que simplement.

Pourquoi le cinéaste se rend-il dans ces locaux humide et crasseux, dont on peut presque sentir l’immonde odeur âcre ? Ce serait faire fausse route que de considérer qu’il y va pour enregistrer la déréliction de l’humain. Quand Wang Bing se rend quelque part, il est effectivement prêt à s’enfoncer dans les derniers territoires de l’humanité, là où le lien se distend et risque de rompre – entre autres : L’Homme sans nom ou, son seul long métrage de fiction, Le Fossé. Et il nous y entraîne, ce qui fait que le voyage peut être éprouvant, d’autant que sa logique contredit l’efficacité et le spectaculaire, tout en étant d’une intensité et d’une puissance considérables. On peut arguer du fait qu’une fin – sublime – lui tendait les bras aux environs de la troisième heure. Le cinéaste s’attache alors à un homme dont l’internement a pris fin, qui erre à l’extérieur comme il le faisait à l’intérieur. Il quitte la maison familiale et on le suit, de dos, dans une longue déambulation nocturne. Au bout d’un moment, Wang Bing décide de stopper net sa marche accompagnant cet être ; la silhouette ainsi s’éloigne, s’enfonce dans la nuit, qui l’engloutit. Mais pour le cinéaste, on le sent et on le sait, il n’est pas question que le film se termine en dehors de l’asile, il doit se finir là où il a commencé.

La beauté – oui, car c’est bien un film d’une immense beauté – émane de la qualité du lien de Wang Bing avec ce(ux) qu’il filme. Cette beauté naît par exemple d’un regard posé sur le visage d’un être profondément ensommeillé, dégageant une bouleversante sérénité. Ou de cette course effrénée avec une (jeune) figure romanesque du « fou lucide », de l’espèce de ceux qui portent une vérité, ces êtres que le monde n’écoute pas tout en courant à sa perte. D’une manière générale, une immense tendresse ressort de ‘Til Madness Do Us Part, entre Wang Bing et les internés, et ces derniers entre eux. Si la violence du lieu n’est point édulcorée, la consolation entre internés – et, en creux, la sexualité – est un motif qui innerve tout le film. Le cinéaste et sa caméra représentent une pure présence, et elle devient la nôtre. Si son moyen de captation s’apparente à l’arme d’un chasseur, il n’a qu’une proie : l’inscription sur l’écran d’êtres en miette, mis à mal, mais révélés dans leur combat pour se maintenir dans la famille des humains. Ce cinéma constitue cette précieuse interface entre nous et eux ; nous avions déjà trois sœurs dans le Yunnan, voici maintenant nos frères.
L’été en automne
Ce n’est évidemment pas parce que l’on repart du festival en ayant vu un film important qu’il faut balayer d’un revers de main les autres propositions – et il serait bien triste de résumer une manifestation à un seul film. La compétition officielle se veut ici un ouvroir des écritures cinématographiques, mêlant, c’est bien heureux, fictions, documentaires et formes hybrides, découvertes et noms plus identifiés, comme Hong Sang-soo avec Our Sunhi, dont on a dit déjà le meilleur lors de sa présentation à Locarno.

Du même festival suisse, on retrouvait aussi El Mudo (ci-dessus) des frères Vega, que l’on aura plaisir à suivre tant ce film (leur deuxième long métrage après Octubre) dégage une singularité non volontariste, une justesse de ton, de belles idées dans la direction d’acteur et la mise en scène. Bending the Rules de Behnam Behzadi s’est avéré beaucoup moins convaincant, et on a connu les spectateurs nantais mieux avisés dans leur choix pour le Prix du public. On respecte évidemment toute la difficulté qu’il y a à créer en Iran de nos jours, mais il s’agit d’une production iranienne de plus, mitonnée à la sauce Farhadi, avec pour ingrédients : une société férocement hypocrite, des conflits de générations, des secrets qui couvent, les problèmes de la jeunesse des quartiers nord de Téhéran, une vérité planquée au fond du chapeau, le tout pris en charge par des plans-séquences étirés. Bending the Rules donne envie de revoir À propos d’Elly, le meilleur film d’Asghar Farhadi.
Au rayon des découvertes, on regrette que Poor Folk de Midi Z ne parvienne pas à tisser un récit, à mener une narration, même flottante ou opaque. Ce film a pourtant une façon séduisante de poser ses plans et ses séquences dans une forme progressivement de plus en plus hybride. Sopro (ci-dessous) de Marcos Pimentel dégage une beauté plastique qui saisit et séduit dès l’amorce – les plans d’une nature majestueuse sur laquelle glissent des brumes.

Mais ce film sur une petite communauté perdue dans un recoin du Brésil souffre du problème inverse de Poor Folk ; à trop se situer dans un sillon narratif (émanant du montage), le mystère visuel est diminué par les lieux communs de ce type de films où le local donne naissance à un cosmos, où le cycle de la vie est contenu entre échelles macro et micro : des vieillards se meurent mais des enfants baguenaudent, on égorge un cochon mais un veau s’extirpe, difficilement, de la matrice. Si la proposition turque, Je ne suis pas lui de Tayfun Pirselimoğlu, ne nous a pas totalement convaincu au niveau de la mise en scène et de la narration, qui tire parfois en longueur et se perd dans un récit à tiroirs, elle aura eu le mérite de déclencher de bons éclats de rires dans sa première partie, grâce notamment à une tentative avortée de masturbation sur papier journal… Effectivement très seul, un quinqua loser et mutique, se retrouve en deux temps, trois mouvements dans un bonheur conjugal sans même avoir eu besoin de trouver ni de séduire sa femme, celle-ci lui offrant une position d’époux clef en mains (le sien étant en prison). Si la première partie, en plus d’être drôle, intrigue par cette conjugalité soudaine, le film se brise au moment de la disparition de la femme et se perd dans un jeu de pistes sur la question du double et de l’identité.

36 de Nawapol Thamrongrattanarit aurait pu ne constituer qu’un exercice de style stérile, mais il a représenté une proposition plutôt enthousiasmante. 36, comme le nombre de plans d’un film qui intègre et, à la fois, revisite les images passées du repérage d’un film ayant donné lieu à des milliers de clichés (numérique), et à la rencontre entre Sai et Oom. 36, c’est aussi un vestige du temps de l’argentique, comme le nombre de poses sur ce support qui fixait « matériellement » l’image par le biais d’une opération chimique. Nawapol Thamrongrattanarit formule une méditation mélancolique – relayée un peu maladroitement par une musique insistante et envahissante – autour de l’épreuve du temps (plus que sur le passage de celui-ci) et de la mémoire. Le film intègre un dispositif (36 plans donnant lieu à un chapitrage, uniquement des plans fixes) a priori austère, qui dévoile in fine une émotion délicate et précieuse.
Un format carré, un marivaudage balnéaire, les pages d’un agenda qui égrainent le passage des jours d’un été, des promenades bavardes sur l’estran, des personnages qui dessinent des trajectoires dans l’espace, se rencontrent, se heurtent, se séparent, se retrouvent… Non, nous n’avons pas assisté à la résurrection d’Éric Rohmer lors de cette édition des 3 Continents. Mais Au revoir l’été de Koji Fukada a tiré son épingle du jeu en remportant la Montgolfière d’or, avec un film qui lorgne clairement vers Conte d’été. On craint d’ailleurs qu’il ne le fasse trop (et même, début, le décalque carrément), mais ce sentiment se dissipe grâce à l’épaisseur et la dynamique du récit.

Fukada déploie avec patience un théâtre de la condition humaine – plus qu’un théâtre sentimental, même s’il est question de cela –, dessinant de beaux personnages et tissant de subtils réseaux relationnels. Le point de départ est aussi maigre que le terme est touchant en raison de cette pelote d’affects qui ne cesse de fertiliser tout le long. Au revoir l’été fait aussi porter l’écho de Fukushima par le biais d’un réfugiés, qui – ça n’est pas sa seule utilité – torpille magnifiquement le discours victimaire dans une scène jouissive et grinçante. S’il s’agit d’une comédie sentimentale, Fukada emprunte des chemins singuliers, où l’irrésolution n’est pas dans les personnages mais flotte quelque part dans l’air, comme infusent durablement en nous les personnages, les lieux et situations d’un film particulièrement attachant.