Dans la filmographie particulièrement touffue de Boris Lehman, on peut organiser bien des rencontres ; par exemple entre Lettre à mes amis restés en Belgique (1983 – 1991) et Histoire de mes cheveux (2010).
Avec près de 400 films en bientôt 50 ans d’une vie de « cinématographiste » – dans Lettre à mes amis restés en Belgique, il déclare sa préférence pour ce terme plutôt que celui de cinéaste –, Boris Lehman est à l’origine d’une œuvre qu’il est à la fois difficile et facile à appréhender. Difficile, car, quand on n’a pas commencé par le début (La Clef du champ, 1963, coréalisé avec Robert Lombaerts), ou même le milieu (Magnum Begynasium Bruxellense, 1978), on ne sait trop par quel bout prendre cette filmographie imposante. Facile, dans la mesure où en quelques minutes d’un film, Boris Lehman devient cet être familier, délicat et mélancolique, hésitant et déterminé, totalement autocentré et généreux.
Une veste et un film
« Ça c’est la veste que je porte, mais on ne la voit pas dans le film. » On entend cette phrase tout sauf anodine dans Lettre à mes amis restés en Belgique, alors que son film sans fin s’étire (pour une durée finale de 6h20) et qu’il fait l’inventaire du capharnaüm dans lequel il vit. On peut y déceler la clef de ce cinéma à la première personne pris dans un réseau de contradictions complexes et abyssales. Boris Lehman, occupant souvent le cadre, n’est pas l’énonciateur « direct » de la plupart des images tout en transmettant son regard par le biais de celles-ci. L’ensemble se situerait à l’interstice entre l’autobiographie théâtralisée et une anthropologie de l’infraordinaire – Jeanne Dielman, 23 Quai du Commence, 1080 Bruxelles de Chantal Akerman fut tourné auparavant, en 1975, mais on a l’impression que le personnage incarné par Delphine Seyrig pourrait débouler à chaque instant dans le cadre de Lettre à mes amis….
Ce film est bien sa vie, mais sa vie n’est pas ce film, à considérer non comme le réel, plutôt comme une réalité filmique constituant une partie de sa vie. Il s’agit bien de cinéma, avec son temps bureaucratique quelque peu kafkaïen et ses rituels habituels : un scénario (plutôt cinq ou six en l’occurrence), une mise en scène (il y en a beaucoup ici, dans tous les sens du terme), un tournage intégrant un opérateur et une prise de son.
Lorsqu’il rencontre son « père » de cinéma, Henri Storck, l’auteur d’Une pêche au hareng (1930) s’adresse ainsi à celui qui fut son étudiant de l’INSAS : « Tu jouais déjà ton personnage. » Le cinéma de Boris Lehman est ainsi marqué par une irrésolution entre être et se (faire) filmer en train d’être. Ce geste se rapporte à Joseph Morder, Jonas Mekas ou encore certains films de Luc Moullet – Anatomie d’un rapport (autopsie d’une relation assez comparable à Couple, regards, positions de Boris Lehman et Nadine Wandel, sa compagne – photo ci-dessous : le couple à une émission télévisée dont des extraits sont intégrés au film), Les Minutes d’un faiseur de film ou encore Ma première brasse.
La singulière durée de Lettre à mes amis… en fait logiquement un film sur le temps, un travail dans le temps – environ huit ans, pendant lesquels il signe au moins cinq autres films – et le travail du temps sur le corps. Et l’inquiétude qui en découle. En attestent ces visites médicales, où l’on assiste notamment au « comble pour un cinéaste : avaler une caméra. » Mais le temps s’inscrit également sur Boris Lehman, on remarque que ses tempes commencent à grisonner, ce qui n’était pas le cas au début ; élément qui semble déjà amorcer, vingt ans avant, Histoire de mes cheveux.
L’Autre lui/Un autre Moi
On se trouve en présence d’un film sans fin, qui a un début, et une fin. Et d’un film avec trois titres : Babel (le film s’ouvre avec ce générique), Lettre à mes amis restés en Belgique et, intertitre bref et discret au début de la première partie, Journal de Boris Lehman (1983 – 1986). Le cinéaste part du premier – projet pharaonique autour de la fameuse Tour qui scella la division par le langage entre les hommes – pour aboutir au second qui contient lui-même le troisième ; le tout en deux parties.
Dans la première, on suit le processus de son départ sur les traces d’Antonin Artaud chez les Indiens Tarahumaras au Mexique ; il se documente, rend visite à un couple de collectionneur de cactus basé à Namur, hésite, se trouve en proie à de doutes qui tissent un suspense qui devient peu à peu palpitant (la scène à l’agence de voyage est assez ébouriffante). Ce départ dessine ainsi une sorte d’arrachement à un territoire – la Belgique, Bruxelles avant tout – et ceux qui le peuplent. Comme s’il avait l’intime conviction que ce départ signe son arrêt de mort, il passe les quelques jours précédents à effectuer une longue cérémonie des adieux, de Bruxelles aux Ardennes en passant par la côte flamande.
Le voyage lui-même forme une ellipse malicieusement représentée par Luis Mariano chantant Mexico !, et le second volet démarre dans la foulée. Il s’agit de la chronique d’un retour, où les images de cet ailleurs resteront rares et peu identifiables.
Cette deuxième partie glisse peu à peu vers le portrait d’un homme qui entre en société – disposant, par exemple, d’une adresse officielle pour la première fois de son existence –, tout en tirant de cette nouvelle donne personnelle une anthropologie de lui-même et de son espace – superbes et poignantes déambulations bruxelloises, d’une poésie très inspirée.
Organisé sur le principe de la rencontre (de tout type et en tout lieu, souvent dans les cafés) pendant les deux premiers tiers de sa durée, Lettre à mes amis… tend à s’organiser d’une façon de plus en plus insulaire. Malgré les désagréments – la solitude devient son imposante compagne, on comprend la réalité de la rupture amoureuse avec Nadine –, on peut considérer qu’il s’agit d’une façon de figurer que le personnage Boris Lehman, à défaut d’un film correspondant à l’idée que son auteur s’en était fait, a fini par se rapprocher ou même coïncider provisoirement avec lui-même. Et en lui-même, il y a l’Autre : « J’ai fait la découverte de ce pays qu’est l’homme » prononce-t-il.
Capillarités
Ce que Lettre à mes amis… ouvre, Histoire de mes cheveux le referme, provisoirement ; il s’agit en fait de la dernière partie de Babel – ainsi imaginée sous la forme (provisoire?) d’une trilogie –, Tentative de se décrire (1989 – 1995) représentant le second volet. Celui qui occupe le cadre est bien le même, mais le temps a encore fait davantage son œuvre, la calvitie s’est creusée davantage, mais, surtout, les cheveux, toujours longs, ont blanchi tandis que la silhouette est gagnée par le poids des ans ; Boris Lehman « accuse » une bonne soixantaine d’années. Il n’est pas allé chez le coiffeur depuis 21 ans, affichant son faciès clownesque à la paupière lourde et légèrement gonflée, perpétuellement guettée par un sanglot.
On reconnaît Bruxelles : sa ville, son parc dans son quartier d’Ixelles, où les saules pleureurs semblent arborer la même coiffure, tout comme la pellicule pendante dans un studio. Histoire de mes cheveux débute comme une comédie mélancolique capillaro-scientifique : le cinéaste a décidé d’enquêter sur les siens, il veut tout savoir sur ses follicules, sur l’opportunité de tailler sa tignasse, etc.
Dans cette sorte d’inventaire, on retrouve tout le sens, inséparable et mêlé, de la fantaisie et de l’émotion, de la retenue et de l’épique de Boris Lehman. Car ces cheveux l’emmènent très loin, sur des fronts où il était question de les tondre : prisonniers des camps nazis ou soviétiques. Car, par une digression aussi surprenante que limpide, du cheveu bavard faisant office de mémoire par le truchement de la science, il se lance pour faire l’expérience du monde, ce qui ne sera pas cette fois une ellipse mais bien le régime de représentation du film. Boris Lehman part à l’Est, se rend à Lvov, ville natale de son père, sur les traces de ses origines – juives. Il n’y trouve rien.
Puis erre sur les traces de ghettos liquidés, de camps dont il ne reste plus rien. Ce serait donc pour ça que l’on rasait les cheveux : priver des millions d’individus de leur archive, tandis que ces lieux sont privés de la représentation de leur barbarie passée. Cette projection dans l’espace est évidemment marquante quand on la met en relation avec l’aspect très centripète de Lettres à mes amis… De même que la façon fluide dont le film se fait, tout le contraire de celui précité, véritablement arraché à son impossibilité. En s’étant trouvé précédemment, Boris Lehman, vagabond magnifique (renvoyant à un autre – cf. ci-dessous), peut se permettre de se perdre à nouveau dans Histoire de mes cheveux. D’autant que c’est pour mieux se retrouver.