On ne parle plus beaucoup de Mauritz Stiller. On ne le montre plus beaucoup. C’est dommage : il fut l’un des grands pionniers du cinéma muet. On le connaît surtout pour ses grands drames où l’homme lutte avec une nature majestueuse, métaphysique et toute en lignes de forces (Le Trésor d’Arne). On le connaît moins pour ses comédies.
Un film comme Erotikon, satire sociale sous influence vaudevillesque, semble en tous points à l’opposé de ce qu’on retient généralement du cinéaste. On quitte la nature pour la civilisation, la représentation du passé pour celle du temps présent, l’aventure des grands espaces pour le confinement domestique, la compagnie des modestes pour celle des nantis. Pourtant, Stiller ne s’est pas trahi ; il traite exactement des même choses. D’aventure, d’abord : plus celle que l’on vit au grand air, contre les hommes et les éléments, mais celle du marivaudage. Des puissances de la nature, ensuite, assignées ici à discrétion mais présentant toujours aux hommes le même choix : la perpétuation ou le changement. Stop ou encore. Mauritz Stiller, en bon précurseur, pose ici les bases de ce que l’on nommera plus tard la « comédie sophistiquée » et annonce la période américaine d’un Lubitsch.
On a souvent rappelé l’accointance de la comédie avec les sciences. N’est-ce pas le genre qui demande le plus de mesures, de calculs, de précision (au point qu’on parle de science du comique) ? En outre, il y est toujours question d’échanges, de transferts, de rapports, de forces. Nulle part ailleurs l’action n’est à ce point tributaire d’une loi (faire rire), elle-même dérivant d’axiomes implacables. Sur le papier, Erotikon ressemble à s’y méprendre à l’énoncé d’une réaction chimique. Nous partons avec une galerie de cinq personnages élémentaires, tous plongés dans le même milieu. Parmi eux, un seul couple effectif qui fait obstruction à toutes les combinaisons possibles entre ces éléments (celles que leur dictent leurs tendances). Le professeur Léo Charpentier, « génie de l’entomologie », est marié à Irène, une coquette prisée par tous les hommes de leur entourage. Ils forment un couple aberrant, un couple « de raison », combinaison instable de deux atomes indifférents liés artificiellement par la force et l’habitude. Il ne circule entre eux presque aucun désir, rien de cette sympathie électrique des particules qui ne demandent qu’à se rejoindre. Autour d’eux gravitent trois atomes qui, eux, prétendent à la jonction et menacent cette alliance de leur pouvoir d’attraction. 1) Le Baron Félix, infâme flambeur et séducteur des airs, se plaît à trimballer Irène dans de folles expéditions à bord de son avion personnel. 2) Perben Wells, sculpteur et meilleur ami du professeur Charpentier, résiste mal au gringue appuyé que lui fait Irène ; il rentre, du coup, en compétition avec le Baron Félix. 3) Marthe, la jeune nièce infortunée du professeur, espiègle et replète, soucieuse de satisfaire l’estomac de son protecteur, réveille en lui une affection qui va bien au-delà des bornes tutélaires.
Ces trois atomes, on l’a bien compris, attaquent plus ou moins consciemment la liaison inhibitrice du couple central. Tout l’enjeu est de libérer une liaison peu économe et peu fertile – mobilisant cinq personnages pour elle seule – pour atteindre une meilleure répartition des désirs. Le film se dirige ainsi vers une rupture et, dans le même geste, une redistribution plus naturelle et plus partagée. La chimie va toujours vers l’équilibre des forces en jeu. Dès lors, on comprend que chaque étape de la réaction (chaque péripétie) se base sur un transfert d’affects. Il ne se produit dans Erotikon – et ce n’est pas la moindre de ses surprises – presque aucun événement. Si les choses évoluent, c’est seulement à partir de perceptions faussées, de jugements erronés, poussés par les personnages jusque dans leurs ultimes conséquences. Tout le récit n’est qu’un immense château en Espagne, un échafaudage, une grande berlue subie par des êtres prisonniers de leur fonction sociale (qui est aussi leur fonction de personnage). C’est pourquoi le quiproquo tient ici lieu de figure centrale : les choses ne se remuent que par l’influence d’apparences trompeuses – la faute à ce beau monde qui s’appuie tant sur les apparences – parce qu’un personnage a cru voir et ne voit rien, parce que l’image naturelle des choses est, dans cet univers, toujours masquée par son double social, son autre versant.
La nature est bien présente et ce dès les débuts du film, lorsque le professeur donne à ses élèves un cours sur les scarabées. Le personnage y apparaît dans toute sa contradiction, parlant doctement et en toute aisance des amours polygames de ses bestioles, alors qu’il en tient à la main, en guise de démonstration, un spécimen inerte et épinglé. Erotikon tire la plupart de ses effets comiques de cette distance entre le cheminement naturel des choses, considéré avec toute la hauteur d’une « position », et tout l’échafaudage social qui sert à le recouvrir, à l’enserrer dans un système de conventions. Les hommes ont besoin de ces chemins compliqués, de ces détours infinis, pour parvenir là où les menait une simple ligne droite, indiquée par le discret murmure de l’instinct. Le trajet comique n’est autre, ici, que ce « plus long chemin pour aller d’un point à un autre » dont parle Francis Bordat. Les personnages nous font rire parce qu’ils sont à la fois un peu plus et un peu moins que des stéréotypes. Ce sont, comme nous l’avons dit, des atomes, mais des atomes prisonniers de leurs propriétés. Ils jouent chacun une partition sociale à ce point fermée sur elle-même que leur comportement apparaît comme une légère démence, une amorce d’autisme ; ne dirait-on pas les membres d’un quintette existentiel qui tous s’appliquent mais ne s’écoutent pas mutuellement ? Ils perpétuent ce caractère de raison avec un excès de zèle qui finit par les décoller de la raison, à laquelle ils vouent pourtant un pieux respect. Du coup, c’est très drôle, cet aspect de billes qui s’entrechoquent ou de quilles renversées par le retour de la nature. Il y a, chez chacun, une forme singulière de contrition qui vise à appuyer ceci : sans les dessous de table de la nature (le désir ici opposé à la construction culturelle qu’on appelle l’amour, par trop contractuelle) la vie sociale ne serait qu’une perpétuelle reproduction du « même ».
La nature est toujours, chez Stiller, ce souffle du destin qui vient mélanger les cartes humaines et apporter du nouveau dans la partie. Les personnages d’Erotikon sont pris dans cette tourmente : donner l’apparence d’une volonté individuelle aux secrets desseins de la nature. Et c’est une tâche énorme, épuisante, qui demande une énergie folle et de grands moulinets dans les airs. Toute cette énergie ne contribue d’ailleurs qu’à retarder l’assouvissement de leur désir profond. Le simulacre spectaculaire est ici mis à nu et désigné pour ce qu’il est : un frein à l’inéluctable que chacun porte en lui. S’il fallait résumer Erotikon par une figure, ce serait celle ci : deux points proches liés, d’une part, par une grasse et extravagante circonvolution et, d’autre part, par une fine ligne droite.
Il y a les cinéastes du plein et les cinéastes du vide. Enfin, ceux qui partent du plein et ceux qui partent du vide. Stiller appartient résolument à ces derniers. Ses images nous apparaissent, encore aujourd’hui, comme étonnamment planes. Il affectionne les grandes surfaces, les larges aplats, les volumes d’un seul bloc massif. Ses films alignent de vastes espaces, non saturés d’objets. Rien n’est moins étouffant : on a de la place, on y respire, l’air circule. Ses compositions accueillent des oppositions franches. Du coup – et c’est caractéristique du grand cinéma scandinave – tout y reste ouvert au surgissement. On sent que ce vide, lui aussi, pèse ; qu’il est à chaque instant susceptible d’un froissement ; qu’il y circule quelque chose qui dépasse du visible. Il ne s’agit pas forcément d’un vide métaphysique – celui qu’on attache habituellement à l’image du désert – mais d’un vide très peuplé, d’une force spatiale qui fait pression sur les personnages, les pousse, les comprime.
Vers le milieu du film, notre petite assemblée se rend à l’opéra et assiste à une pièce qui se présente au spectateur comme l’envers de leur situation : un drame orientaliste riche en figuration, en étoffes, en décors, en accessoires et, de surcroît, une tragédie de la fidélité. Il se produit alors une pliure d’autant plus franche que la caméra de Stiller pénètre jusque dans la pièce et l’investit. Sur cette scène, tout est annoncé franchement : l’espace saturé renvoie à une expression directe des passions ; rien ne flotte dans l’air puisque justement, tout y prend corps. Lorsqu’on revient, par la suite, aux surfaces béantes de la réalité, on se dit que Stiller travaille à y laisser une place vacante : celle de l’inconscient – à défaut d’un meilleur terme – qui mène ses personnages par le bout du nez.
Cet air témoigne du profond refoulement pratiqué par les personnages, de leur profonde inaptitude à l’expression. Puisque cette place est libre, c’est que, finalement, personne ne l’habite. Il n’y a qu’à voir ce désopilant passage où le sculpteur Perben Wells, pour exprimer ses sentiments (sa haine envers le Baron Félix, son honneur blessé par la légèreté d’Irène), se trouve contraint de les insuffler insidieusement au professeur Charpentier, afin que lui les assume à sa place. Il est forcé de les médiatiser par celui-là même qui ne doit absolument pas en avoir connaissance. Ces grandes surfaces, cet espace non rempli, laissent à Stiller une aisance de mouvement, une place nécessaire au grand raffinement psychologique et à la grande complexité des situations décrites. Sans cela, elles perdraient une grande part de leur élasticité. Ce n’est pas la moindre des raisons pour lesquelles Stiller nous demeure si précisément moderne.