Mauritz Stiller fut le deuxième « grand » du cinéma scandinave, aux côtés de Victor Sjöström. Les deux bonshommes furent recrutés la même année par la Svenska Biograph – bonne pioche – et débutèrent conjointement, sous l’égide de la firme, dans les mêmes studios, leurs carrières respectives. Tous deux venaient du théâtre. D’ailleurs, le second a beaucoup joué dans les films du premier. Ils suivirent ainsi, en pionniers, une ascension similaire. On peut légitimement s’interroger sur ce qui fait qu’encore aujourd’hui, l’œuvre de Stiller est moins reconnue, moins célébrée, moins vue que celle de Sjöström. Ce dernier a indéniablement mieux négocié son passage aux États-Unis, déposant à l’orée du parlant une pépite muette et tonitruante, un pari cinématographique fou et tenu nommé Le Vent. Stiller, lui, n’a réussi qu’à s’y faire piquer Greta Garbo, SA découverte, SA créature, par un Irving Thalberg qui ne pouvait de toute façon pas le sacquer. Garbo devint une star alors que Stiller sombrait dans la dépression et ne parvenait plus à mener ses projets à terme. Il mourut à son retour des États-Unis, en 1928, avec ce cinéma muet auquel il avait offert quelques-uns de ses plus beaux fleurons.
Mauritz Stiller, éternel cocu de l’histoire ? Non. Si le réalisme mystique de Sjöström s’est toujours montré, dans ses interactions avec l’immense théâtre de la nature, clairement identifiable, la « patte » de Stiller, plus lyrique, plus sophistiquée, est quant à elle empreinte d’une irréductible bizarrerie. Il est, à ce titre, impossible de ranger Le Trésor d’Arne (1919), considéré comme son chef‑d’œuvre, classique indéniable du cinéma muet, dans l’écriture classique. Pas assez « bouclé », pas assez fini pour cela. Ces saillies, ces scories que le classicisme aurait gommées, Stiller en fait son miel et les accumule. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles il se présente avec tant de fraîcheur au spectateur d’aujourd’hui.
Le Trésor d’Arne est, en effet, un film si étrange qu’au bout d’une heure de sa durée, on ne saurait dire lequel de ses personnages en tient le rôle principal. Il y a bien un drame qui se noue – et qu’on sent se nouer – mais il se noue autour d’une communauté (et d’intrus qui la mettent en danger). Les personnages-relais, qui nous offrent leur point de vue sur la situation, se relaient eux-mêmes. Il y a, chez Stiller, un partage des instances de récit qui partage aussi l’expérience du spectateur : celui-ci est invité à faire un tour dans tous les camps. Puis, le récit s’individualise. Brusquement. On découvre pourquoi : l’héroïne (Mary Johnson) s’était cachée. On nous l’avait bien présentée, discrètement, au détour d’un plan, mais elle s’était, depuis, dérobée au récit. Soustraite d’une scène cruciale dont le film reste aveugle, elle échappe à un drame dont elle devient, du coup, l’obligée. Elle devra donc en répondre.
Pour avoir échappé au massacre et au pillage de sa maison d’adoption par une bande de mercenaires écossais évadés de prison, la jeune orpheline Elsalill se retrouve coincée dans le souvenir douloureux d’une scène incomplète (le traumatisme). Recueillie par un marchand de poissons, elle laisse couler les jours comme les larmes sur ses joues, dans la contemplation de son chagrin. De qui d’autre pouvait-elle tomber amoureuse, cette prisonnière du temps, que de celui qui, par une violente saillie, fut la cause de son tourment : Sir Archi, le plus jeune des trois meurtriers en cavale, celui qui a achevé sa petite sœur à coups de couteau ? Prise dans une boucle sans fin, comment pourrait-elle voir ailleurs qu’en son centre ? Les trois bourreaux attendent sur l’île de Marstrand qu’un bateau prisonnier de la glace s’en dégage, pour rejoindre l’Écosse. Ils vivent sur la fortune volée au vieil Arne (le pasteur qui avait recueilli Elsalill), et avancent désormais parés des plus beaux et séduisants atours. La vérité – encouragée par les conseils d’une apparition spectrale – finit par éclater au visage d’Elsalill (avec la véritable identité de Sir Archi qui, pour la draguer, lui promet alors monts et merveilles). Il lui faut dès lors solder ses comptes avec cette Mort, dont elle avait obtenu le plus pénible des sursis. Tout ceci se passe au XVIe siècle, sous le gouvernement de Jean III, au moment où celui-ci chassait du royaume ses mercenaires soupçonnés de conspiration.
Le Trésor d’Arne appartient à ces fictions du refoulé chères aux auteurs scandinaves (d’Henrik Ibsen à Ingmar Bergman). Soit il s’agit, pour leurs personnages, de revivre à l’identique un événement traumatisant, afin de s’en exorciser, de s’en libérer. Soit il s’agit d’achever une scène traumatique parce que quelqu’un ou quelque chose lui manquait, qu’elle n’était pas complète. Ce type de film a donc deux formes possibles : ou le court-circuit (deux moments distincts d’une vie, séparés par une ellipse), ou les pointillés (la vie mise en suspens dans l’attente d’une résolution). Le plein ou le vide. Stiller opte pour ce dernier. Depuis l’abominable pillage – scène génialement laissée hors champ et qu’on ne recompose qu’après coup – tout le monde attend. Elsalill attend une résolution de son destin, la fin tant espérée de ses tortures promise par son nouvel amour. Les criminels attendent, avec leurs troupes de mercenaires, un départ possible pour l’Écosse. La police attend une occasion d’arrêter les criminels, protégés par de trop nombreux mercenaires. Le capitaine attend que la glace fonde pour faire partir son bateau. On se regarde en chien de fusil. On patiente. On s’engourdit dans une station forcée. On sent bien que le couperet du destin, pour l’instant suspendu, travaille dans l’ombre à son imminent abattement. Qu’attend donc la divine nature ainsi figée et figeant tous les hommes dans leurs affaires courantes ?
Elle attend le corps d’Elsalill, ce corps qui ne lui est pas revenu à temps, qui bénéficie d’un sursis surnaturel. Mais ne nous attardons pas sur le dénouement et son sublime rituel de restitution (le corps de la jeune fille enseveli sous les neiges par une procession d’habitants). Goûtons à cette stase du récit, où tout se noue en aveugle, où les personnages sont livrés au désœuvrement, entre chiens et loups, errant par les rues de Marstrand dans l’attente d’on ne sait quoi. On sent juste que « ça » approche.
Relevons un passage étonnant et qui en dit long sur le travail de Stiller. Elsalill, au réveil d’une nuit agitée, retourne sur les lieux – une auberge – d’un rêve prémonitoire où le fantôme de sa sœur lui est apparu et lui a donné de mystérieuses indications – faire la vaisselle. Elle erre autour de l’auberge, où sont réunis les trois malfrats, attendant que quelque chose se produise. La tenancière, l’engageant pour quelque tâche, lui donnera l’occasion d’entendre les riches écossais parler librement du vieil Arne. Ce n’est pas tant qu’au terme de cette errance, son héroïne apprenne la vérité, qui intéresse Stiller, mais bien tout ce temps qui fait pression sur elle, où on la voit vivre et souffrir, lutter contre le froid, chercher ce qu’elle sent imminent mais ne distingue pas, marcher dans la peur vers une mort insoupçonnée. Elsalill, impropre au travail, impropre à tout, accomplit ce cheminement inconscient qui la ramène au moment où elle aurait dû être tuée.
Que traque Stiller dans ces longues plages de récit, où les personnages attendent un déclenchement, une délivrance, un soulagement, où les augures de mort ne cessent d’apparaître aux vivants ? Peut-être ce trouble de l’existence chez des personnages-somnambules, qui ne savent rien de ce qui se trame « au-dessus » d’eux, de leurs identités véritables, de la nature profonde de leurs tourments. Ceux-ci « sont joués » plutôt qu’ils ne jouent activement leur rôle. C’est la question du libre arbitre que nous pose Stiller. Si, à la fin du film, Sir Archi accepte de céder face aux autorités suédoises, de ne plus provoquer les forces divines (qui demandent résignation), de cesser là l’aventure meurtrière de son évasion, c’est parce qu’il entrevoit une seconde le vide qui l’attend : reconduction jusqu’à plus soif des mêmes conflits, absurdité de la fuite en avant, gel des rapports qui n’est qu’une plage de calme avant la guerre… Il brise la chaîne et interrompt son insolent défi aux dieux (à la loi du roi Jean III). Stiller nous parle de la lutte entre cette pression interne, qu’on nomme volonté et que l’homme exprime en l’imposant à ce qui l’entoure, et celle, externe, des forces naturelles sur l’homme, qui le conduisent à se résigner. Le Trésor d’Arne est le récit de leur violente rencontre, de leur choc intime et titanesque.
Stiller, pour nous présenter cette histoire, n’use jamais d’un style surcomposé traquant dans ses cadres le nombre d’or. Son style capte avant toute chose l’énergie des personnages, leur force interne, dans un décor-butoir qui, sans se réduire pour autant à une toile de fond, n’agit pas comme chez Sjöström. Il se pose plutôt comme une force indistincte, submergeant les hommes, les enveloppant mais n’intervenant pas directement sur leurs affaires. En revanche, dès qu’ils se retournent sur lui, ils s’y retrouvent pris comme dans un piège. L’espace est diablement retors, chez Stiller. Sa mise en scène ne craint ni les barbarismes, ni les brusqueries, au risque parfois d’une certaine confusion. Pour un plan merveilleux sur le visage de Mary Johnson, ou un extraordinaire travelling arrière dans les couloirs circulaires de la tour-prison, Stiller doit s’enquiller des plans nécessaires qui, visiblement, ne l’intéressent pas plus que cela. Plutôt que de les bâcler, il va vite, il accélère, ce qui le conduit souvent là où on ne l’attendait pas. Ainsi, la scène centrale du film – le pillage du vieil Arne – est évacuée au profit d’une fête de village. En ce sens, la plus belle partie du film tient peut-être à la déshérence d’Elsalill sur l’île de Marstrand. La « patte » de Stiller, pleine d’irrégularités, de raccourcis salutaires, de plaisantes digressions, déborde partout de cette fièvre de la nécessité propre aux auteurs modernes. Si l’on peut l’appeler « pionnier », ce n’est pas tant pour l’établissement de règles classiques que pour une absence d’affectation, un sens chancelant des priorités qui confère à sa mise en scène une sorte de sophistication renversée, une élégante décontraction.
On ne cesse de redécouvrir dans le cinéma muet une irrévérence, une frontalité, une immédiation sur lesquelles on ne saurait trop conseiller à nos jeunes et aspirants cinéastes de se pencher. Y revenir, c’est découvrir une forme laissée de côté par l’accélération des médias, une forme radicalement singulière, qui donne des boutons au tout-venant des images contemporaines, que la télévision vomit. C’est donc retrouver une force minoritaire, subversive, un champ à réinvestir, des objets disponibles à s’approprier. Ne cherchez pas l’avenir du cinéma du côté de la 3D, d’internet, du numérique, des CGI… L’avenir du cinéma tout entier se joue quelque part avant 1920. En Suède, chez Stiller, par exemple. L’avenir du cinéma, c’est le cinéma muet.