Une triple actualité nous donne l’occasion de parler de Louis Skorecki. Tout d’abord, il vient de quitter Libération après un grand nombre d’années de bons et loyaux services. Ensuite, les éditions des PUF publient un recueil de ses chroniques intitulé Dialogues avec Daney. Enfin, Les Cinéphiles, ses deux films mythiques et rarement visibles, sortent en DVD, agrémentés pour l’occasion d’un troisième volet tourné l’année dernière.
Skorecki est à part dans l’histoire mouvementée et passionnante de la critique de cinéma en France. Il n’a véritablement fait partie d’aucune école critique, d’aucune tendance. Rédacteur des Cahiers du Cinéma dès 1964 et y collaborant de façon épisodique pendant près de vingt ans, Skorecki n’a pourtant pas marqué de son empreinte et de son style telle ou telle période de la fameuse revue. Comme il le confie lui-même dans l’entretien qu’il a accordé récemment aux Inrockuptibles, il n’a écrit qu’un seul et unique texte théorique intitulé Contre la nouvelle cinéphilie, paru dans les Cahiers du Cinéma à la fin des années 1970 et publié il y a quelques années aux PUF. Les textes critiques qui paraissent dans les Cahiers du Cinéma, malgré leur qualité et le style direct et nerveux de l’écriture, ne sont en rien comparables à ce qu’il écrira par la suite dans les pages de Libération.
Car c’est véritablement à Libération que Skorecki va affirmer son style et passer du statut de bon critique à celui d’écrivain. Même s’il écrit dès 1983, c’est pourtant à partir de 1996 qu’il commence à tenir la petite rubrique quasi quotidienne qui va faire son succès, revisitant l’histoire du cinéma en s’appuyant sur les films programmés à la télévision. Skorecki va se libérer et véritablement inventer une nouvelle façon de faire de la critique. Il ne s’occupe alors pas ou peu des films qui sortent, n’y trouvant pas grand chose à dire, considérant, à l’instar de certains, que le cinéma est mort. Skorecki délaisse les salles et se scotche devant son petit écran, programme télé en main, guettant les diffusions et rediffusions de films vus ou revus, et les chroniquant sous forme de textes courts, dans un style que Jean Douchet nomme la « critique d’humeur ».
Les textes de Skorecki parlent de l’amour du cinéma et de celui qui aime le cinéma. Il s’agit de critiques ultra-subjectives, à cœur ouvert. Le cinéphile est lui même une œuvre d’art qui offre toutes sortes de particularismes. Il a ses bizarreries, ses obsessions et sa mauvaise foi. Quand on lit un texte de Skorecki sur Ford, on ne lit pas un quelconque texte sur Ford, aussi brillant soit-il. C’est la personnalité du critique qui est dévoilée dans ces textes. Le critique est alors lui même un artiste, car il semble obéir à une logique qui lui est propre. D’une certaine façon, il répond aux vœux de Baudelaire qui considérait la critique d’art comme une œuvre d’art dont les deux principales qualités devaient être l’humour et la poésie.
Louis Skorecki a toujours maintenu au fil des années un rapport émotionnel direct avec le cinéma. Une partie de lui est restée attachée à l’enfant et à l’adolescent qui passait son temps dans les salles obscures. Skorecki fait de la critique franche et radicale, c’est-à-dire de la critique comme on parle à un ami ou un ennemi, de la critique à fleur de peau, hystérique, démente. Il y a dans cette approche une démarche à la fois immature et encyclopédique. Quelque chose comme des querelles de collégiens qui se disputent avec tout le sérieux du monde autour d’une problématique du genre : « Est-ce que John Wayne, il a pas plus la classe que Robert Mitchum ? » Mais s’il semble parler superficiellement des films, dans des chroniques prenant la forme de dialogue parfois sans queue ni tête, Skorecki n’en possède pas moins une culture incroyablement précise et érudite.
En sortant un recueil de textes intitulé Dialogues avec Daney, Skorecki poursuit une conversation imaginaire avec celui qui est aujourd’hui le critique de cinéma le plus adulé, près de quinze ans après sa mort. Car Skorecki et Daney se sont connus jeunes, adolescents même, et ont fait leurs premières armes de cinéphiles ensemble, hantant rapidement la cinémathèque et les cinémas parisiens en tout genre, tels des zombies. Des amis d’enfance dont les relations ont ensuite été selon les dires de chacun plus ou moins suivies. L’intérêt de ces chroniques provient autant des avis et des jugements émis, c’est à dire des idées critiques et théoriques sur le cinéma, que de la musicalité des dialogues, de leur simplicité, tels deux amis marchant côte à côte, et échangeant quelques mots simples, autant pour le plaisir du dialogue que pour son intérêt. On retrouve là les deux amis d’enfance qui, après avoir raté le dernier métro, rentraient à pied en discutant cinéma.
À l’instar de Daney, l’amour du cinéma trouve ses racines dans l’enfance, dans le fait d’écarquiller les yeux dans le noir et d’être absorbé par l’écran. Skorecki n’oublie jamais cette condition première et la tient pour fondamentale. A voir les jeunes gens somnambules qui hantent les deux premiers volets des Cinéphiles, on a l’impression que la lumière ne s’est jamais véritablement rallumée après la projection. Il y a dans leur façon d’être, dans leur façon de parler, quelque chose d’approximatif, de maladroit, comme une espèce d’incapacité à habiter le monde une fois le film fini. Si le cinéma est l’art de faire bouger des formes dans un espace, il semble pourtant que ces cinéphiles ne savent pas quoi faire de leur corps une fois sortis de la salle. Il n’y a qu’à regarder la façon qu’ils ont de se tenir et les endroits improbables devant lesquels ils se trouvent (devants de porte, de cinéma, murs glauques…). Que faire de ce corps qui embarrasse, de ce corps imparfait ? Comment le projeter dans le monde aussi facilement que l’on se projette dans l’écran ?
Il y a chez Skorecki une attention à la fragilité des corps absolument magnifique. Sur les affiches du film, les acteurs posent nus dans un noir et blanc qui fait de ces cinéphiles perdus dans le monde de véritables icônes fragiles et pures. Sur cette affiche, l’actrice principale du premier volet a les bras croisés sur ses seins, comme pour les cacher par souci de pudeur. Mais ce n’est pas autant la pudeur qui est en jeu que le souci de se protéger, de créer une barrière entre le monde et son corps, entre sa fragilité maladive et la brutalité ambiante. Ces corps sont posés là comme autant de statues de verres ou de cristal menaçant de se briser en mille éclats. Dès le premier plan du premier volet, le génial David est pressé par son pote qui lui demande de se dépêcher afin de ne pas louper la séance. Malgré les conseils de son ami, David préfère tout de même prendre son gros pull en laine assez affreux. Dès ce premier plan, il y a l’idée d’affronter le monde, c’est-à-dire cet espace entre chez soi et la salle de cinéma, l’idée d’affronter la chaleur, le froid ou la pluie. Cette idée est présente constamment lors des deux premiers volets. Mais cette fragilité atteint un degré maximal lorsque les cinéphiles, après avoir couché ensemble, restent là, nus, l’un à côté de l’autre. Grâce à la mise en scène minimaliste de Skorecki, à son utilisation du plan séquence, ces corps sont posés face à nous sans artifice, et apparaissent comme figés, comme encombrés d’eux-mêmes. Skorecki n’hésite pas alors à étirer la durée du plan afin de donner à ces moments d’intimité un aspect carrément burlesque. D’un côté, ces corps se sentent bêtes, de l’autre, ils sont abandonnés à eux-mêmes.
Pour Skorecki et pour Daney, le cinéphile est subjugué par le corps des acteurs, qui sont comme autant de modèles parfaits de ce que l’on voudrait être, mais de ce que l’on est pas. Dans son adolescence, Daney considérait qu’il lui était impossible de s’identifier aux acteurs français, à leurs corps, à leur allure et à leur façon d’être. Mais ces corps avec lesquels on souhaitait fusionner existaient pourtant. Ils ne s’appelaient non pas Jean Gabin ou Pierre Fresnay, mais Cary Grant ou James Stewart. Pour un Daney adolescent, James Stewart est « comme moi » c’est-à-dire « grand et maigre », mais « contrairement à moi, il sait se servir de ses poings ». Daney et Skorecki emploient d’ailleurs le même terme pour parler de cette identification : « un idéal du moi ». Dans l’un de ses plus beaux textes, Skorecki évoque La Fille à la valise de Zurlini, avec Jacques Perrin et Claudia Cardinale, et revient sur son adolescence, c’est-à-dire sur le moment où il a vu le film à sa sortie en salles : « Dans la vraie vie, je ressemblais plus à un jeune rabbin imberbe, mais sous mon crayon, je devenais Jacques Perrin. Je l’aimais, je l’enviais, c’était mon idée de moi, mon idéal du moi. Je me prenais pour Jacques Perrin. Blond, fluet, gracieux, le contraire du petit juif potelé et bouclé que j’étais, plus bouclé et plus brun que la glaise qui l’avait fait. »
Cette recherche d’un idéal du moi n’a de raison d’être que parce que le moi en question n’est pas satisfaisant. Dans ces films, et surtout dans le deuxième, ces jeunes cinéphiles apparaissent profondément tristes et mélancoliques. Il y a chez eux quelque chose de désespérant et de désespéré. Les conversations se lient difficilement, les échanges sont poussifs, et ce à un degré tel que cela en devient parfois franchement burlesque. Alors que les films se composent en grande partie de plans séquences mis bout à bout le plus simplement du monde, la fin du deuxième épisode offre un montage plus haché, plus discontinu. Une certaine unité semble voler en éclats et plus aucun lien ne semble se faire. Chacun apparaît de façon chaotique dans des fragments de plans qui ne le relient pas à l’ensemble. Chacun semble reculer un peu plus au fond de lui-même. Tout devient flou et semble disparaître. La solitude de tous apparaît au grand jour. Une grande tristesse envahit le film, comme dans la chanson : « Tristes enfants perdus nous errons dans la nuit. »
Car que vont faire ces enfants dans le monde ? Quelle va être leur place ? Cette idée est très présente chez Daney. Très jeune, il comprend qu’il appartient à une partie infime de l’espèce humaine, que les cinéphiles vivent dans un coin à l’écart d’une société qui les horrifie. Cette plongée aveugle dans le cinéma les contraint à se demander ce qu’ils seront capables de faire dans le monde. Comment se trouver une place dans le monde quand rien mis à part le découpage précis de La Soif du mal d’Orson Welles ne vous intéresse ? D’un côté, le cinéphile peut avoir l’orgueil de se considérer à côté de la société, comme une exception, de l’autre, il peut vivre cela comme une fatalité, comme un gouffre dans lequel il se trouve et dont il ne peut sortir. À ce titre, l’un de ces cinéphiles, se sentant sans doute trop décalé, accepte comme une évidence de considérer qu’il est « bête ». Dans les vapes, le cinéphile enchaîne les films, les oublie, les confond. Le cinéma à la longue ne devient qu’un ballet de formes en mouvement immergées de lumière. Çà et là des visages se détachent sur l’écran. Mais que faire à côté de l’écran ? Dans le texte sur La Fille à la valise cité plus haut, Skorecki conclue de façon bouleversante en évoquant l’impression que faisait Claudio Cardinale sur le jeune adolescent qu’il était, et la terreur qu’éveillait en lui cette angoisse de l’avenir : « J’aimais tellement le joli visage de Cardinale que les visages que je dessinais ont fini par lui ressembler. Je tremblais, je ne savais plus où j’étais. Qu’est-ce que j’allais devenir ? »
Le climat de fin du monde qui règne dans les deux premiers films n’est pas uniquement dû aux caractères de ces jeunes. Ces cinéphiles ne sont pas les mêmes que ceux des années 1950 ou 1960 : ce sont des cinéphiles des années 1980, c’est-à-dire, pour un Skorecki, un Daney, un Godard ou un Wenders, des gens qui vivent après la mort du cinéma. Le film baigne dans le climat apocalyptique du post-cinéma. La cinémathèque de Chaillot n’est vue que comme un mausolée peuplé de spectateurs morts-vivants. Le critique Jean, dans le premier volet, est à la fois génial et désespérant pour la nouvelle génération. Génial parce que brillant et cultivé, terrible parce que faisant sentir constamment aux jeunes qu’ils grandissent dans un désert, que la grande époque est loin. Dans l’une des plus belles scènes du film, David et son pote s’agacent de ce discours mortifère auquel ils ne peuvent ni ne veulent adhérer. Dans leur façon de parler à ce moment précis, on sent de l’agacement, mais aussi de la crainte, celle de se dire que ce à quoi ils ne peuvent souscrire n’est en fait que la vérité. Ils ne peuvent au fond d’eux-mêmes rejeter cette éventualité.
À travers ces films et ces milliers de chroniques, Louis Skorecki s’impose comme une des personnalités les plus originales et les plus importantes de l’histoire du cinéma. Passionné, excessif, irritant et sublime, son style et son caractère sont aujourd’hui plus que jamais nécessaires dans le monde du cinéma, trop souvent partagé entre la critique lénifiante, fade et lâche, des journaux, et une critique théorique et universitaire désensibilisée.