La dentellière est une coiffeuse – une jeune Parisienne réservée, simple et gentille qui, entraînée par une collègue en mal d’affection, part quelques jours en vacances à Cabourg. Mais sa collègue trouve rapidement un quadra avec lequel roucouler et abandonne Béatrice, alias Pomme, à sa solitude. Au fil des jours et de ses promenades, la jeune fille fait la rencontre d’un jeune homme aussi timide qu’elle – ainsi s’amorce l’histoire d’amour qui va la briser. Adaptant le court roman de Pascal Lainé (1974), Claude Goretta en illustre magnifiquement le propos, donnant l’occasion à une jeune actrice, Isabelle Huppert, d’incarner de façon bouleversante une intériorité simple et discrète.
« Il y a une règle impérieuse qui veut que lorsqu’on parle de la réalité intérieure, par définition invisible, insaisissable […], il importe de l’incarner dans une réalité toute simple, quotidienne, en vue de lui donner présence et vraisemblance. Le réalisme n’est prosaïque et ennuyeux que s’il ne renvoie qu’à lui-même. Mais dès lors qu’il est la traduction d’une réalité autre, qui le déborde de toutes parts, comment pourrait-il nous paraître banal, pauvre, limité ? » Ces mots, tirés du journal de l’écrivain Charles Juliet, rappellent combien simplicité et réalisme peuvent, au cinéma comme en littérature, se faire l’expression des sentiments les plus bouleversants, les plus importants peut-être. Ils nous semblent, surtout, trouver une application cinématographique parfaite dans le film de Claude Goretta La Dentellière dont le propos est très exactement de parler de la réalité intérieure de son personnage – bien que cette note du poète soit postérieure au film suisse. Une incarnation cinématographique qui a d’ailleurs un visage, un corps, en la personne d’Isabelle Huppert, éblouissante de discrétion.
Comment donne-t-on à voir l’invisible qui nous habite autrement que par les mots ; comment « ces âmes qui ne font aucun signe » peuvent-elles partager le monde intérieur qu’elles portent en elles ? En même temps qu’il pose la douleur de ces questions qui étaient précisément au cœur du roman de Pascal Lainé, le réalisateur, de concert avec son époustouflante actrice, fait le choix du réalisme et de la simplicité. Dans le timide mutisme de sa protagoniste, dans le jeu amoureux qui se crée avec un étudiant réservé et d’abord attentif, patiemment, La Dentellière file l’analogie picturale de sa citation finale*, faisant en sorte que ce soit dans les images silencieuses, dans le jeu rentré de l’actrice que l’émotion déborde de toutes parts.
Cette jeune femme, réservée, peu loquace, demande au monde le temps que seul le film, et nous avec lui, prendrons pour elle. L’histoire d’amour, d’abord séduction hasardeuse et maladroite, se donne ainsi à voir et à vivre dans toute la lenteur de son intériorisation. On découvre avec plaisir les futurs amants se chercher à Cabourg, l’une sur les courts de tennis où le jeune homme devrait être, l’autre sur la plage où il imagine sa belle se prélasser. Ce qui est délicieux, dans ce jeu de l’amour mis en scène, c’est d’abord l’étirement du temps qui oblige à plonger dans les sourires timides et gestes introvertis. Alors, c’est du corps même des personnages, des images arrêtées sur leur plaisante réserve, que peut s’épanouir l’émotion – d’abord amusement devant la touchante naïveté des jeunes amants. Et c’est parce que le film a pris le temps de dérouler chaque étape de cette romance que chacun des silences devient un non-dit, qui ouvre fantasmatiquement pour le spectateur le champ de cette réalité intérieure. C’est parce que le film a pris le temps de poser la pudeur de Pomme – qui entendait en rougissant ses voisins faire l’amour, alors qu’elle invitait pour la première fois François dans sa chambre d’hôtel – qu’il est déchirant de la voir plus tard se déshabiller sans un mot, pour s’offrir à un amant lassé qui ne la regarde pas. Car, passée la lente découverte et l’installation du couple, le film montre l’accélération vers la rupture, la dépression, puis l’internement de Pomme, en de courtes séquences qui laissent pour une fois son intériorité bouleversée à l’écart.
« J’aime ma vie avec toi » : installée enfin avec son premier amant, Pomme ose un jour cette incroyable déclaration d’amour – une des rares fois où le film fixe les sentiments, l’âme de son personnage dans autre chose que son visage, sa discrétion : dans le texte. Mais son amant, jeune bourgeois sûr de sa bonne éducation, ne sait plus lire dans ses silences et la délaisse, détruisant du même coup l’équilibre qu’elle découvrait. Le propos toutefois reste d’une extrême délicatesse – aucun jugement moral n’est jamais posé.
À deux reprises, de façon surprenante car elles rompent avec la linéarité de la trame narrative, le réalisateur donne littéralement à voir ce monde intérieur qui nous occupe. Deux flashbacks, qui sont autant de décrochages avec cette « réalité toute simple [et] quotidienne » dont parle Charles Juliet : deux plongées vertigineuses nous font découvrir les sentiments d’un personnage qu’on remarquait peu, la mère de Pomme. La protagoniste ayant évoqué plus tôt, au détour d’une conversation, l’abandon de son père absent nous découvrons plus tard, dans ces deux images qui éclatent parmi les autres, la bouleversante solitude de la mère – qui n’en dit rien, elle non plus. Alors que Pomme, de retour de Cabourg, s’apprête à la quitter pour s’installer avec son amant nous la voyons tout à coup veillant sur son enfant au coucher, un jour comme un autre. Alors enfin que Pomme perd pied après avoir été délaissée par ce même amant, la mère l’accompagne quelques secondes hors de l’église où elle vient de faire sa communion. Ces deux flashs, qui bloquent l’écoulement du temps, sont deux émouvant décrochages et, bien qu’ils délaissent un instant la protagoniste pour sa mère, incarnent avec une force épatante – car elle est proportionnelle à la subtilité et la pudeur de la mise en scène – le propos du film et l’attention qu’il revendique du début à la fin pour ces êtres trop discrets.
Éloge de la lenteur et de la sensibilité, déclaration d’amour pour une discrétion toutefois douloureuse, le film de Claude Goretta a la douceur et l’intelligence de son sujet : il s’agit de s’arrêter sur ce qu’on ne regarde pas. Les souvenirs d’une mère dévouée, le monde intérieur d’une jeune fille simple. C’est une des applications les plus abouties sans doute de cet art poétique si sensé que théorisait Charles Juliet : car oui, la réalité intérieure des personnages déborde le film de toutes parts. Du visage si délicat, du jeu si rentré d’Isabelle Huppert. Le film lui-même déroule patiemment les à-côtés de son propos, les souterrains de son simple réalisme. Des correspondances, surtout, s’établissent entre les images – quand, mentant sur un voyage à Mykonos avec un amant imaginaire, la protagoniste malade retourne dans la salle de pause de son hôpital. Nous voyons, au mur, les moulins blancs de l’île grecque qu’elle décrivait – et c’est en nous que s’imprime ce hors-champ dont parle le film : cette intériorité que personne ne prend le temps d’interroger, car elle n’a pas l’audace de se dire seule. C’est bien vers nous qu’est renvoyée cette réalité intérieure : dans l’ultime regard de l’actrice, tourné vers la caméra – tourné vers nous, imprimant en nous la détresse d’une solitude sur laquelle il faut apprendre à poser le regard.