La Kermesse héroïque du cinéaste d’origine belge Jacques Feyder se situe dans les Flandres au début du XVIIe siècle. Dans la crainte des atrocités guerrières déjà commises par les Espagnols, les hommes d’une cité qui se préparait à la traditionnelle kermesse font preuve de lâcheté. L’esprit de résistance incarné par les seules femmes fléchit lorsque l’envahisseur séduit par sa courtoisie. Comme dans une série de tableaux, le réalisateur de cette « farce héroïco-comique » n’a exprimé le mouvement qu’au travers du grouillement des personnages. La beauté des costumes et des décors, proprement extraordinaire, est comme un hommage à la peinture flamande, depuis Van Eyck, Memling, Brueghel père et fils, jusqu’à Rembrandt, où l’esthétique la plus exigeante, sans se défaire du réalisme, ouvre la réalité au sublime. Avec pour interprète Louis Jouvet, La Kermesse héroïque illustre aussi la venue à maturité du cinéma et la « pacification » de ses relations avec le théâtre.
Parmi les œuvres les plus réussies du cinéaste d’origine belge Jacques Feyder (de son vrai nom Jacques Frédérix 1885 – 1948), le sujet de La Kermesse héroïque se situe au début du XVIIe siècle, époque à laquelle les Flandres sont sous la domination des Espagnols de Philippe III. Le 17 septembre 1616, une cité, Boom, se prépare fébrilement à une grande fête, la traditionnelle kermesse. À cette occasion, Siska, la fille du bourgmestre de la ville, doit se marier avec un boucher alors qu’elle est amoureuse d’un jeune peintre débutant, Julien Breughel. C’est alors qu’un messager fait savoir que le duc d’Olivarès, ambassadeur d’Espagne, passera la nuit dans la ville avec sa suite et son escorte. Dans la crainte des atrocités guerrières déjà commises, comme à Anvers, le bourgmestre décide de se faire passer pour mort. Le deuil de la ville, pense-t-il, empêchera l’installation des occupants. Révulsée par sa couardise qui illustre au plus haut niveau la lâcheté des hommes, son épouse mobilise les femmes et organise l’accueil aux portes de la ville de la légation espagnole. Bien loin du guerrier rustre et grossier, le duc d’Olivarès qui souhaite s’incliner devant la dépouille du bourgmestre défunt se révèle comme un grand personnage plein de délicatesse et rompu aux usages de la politesse. Bien qu’informé de la supercherie, il demeure respectueux de la ville et de ses habitants. Du fait de son exemple et de ses directives, l’envahisseur n’effraie plus mais séduit par sa courtoisie et sa générosité. Face à lui, l’esprit de résistance, incarné par les seules femmes, fléchit. Quoique sensible au charme du duc d’Olivarès, l’épouse du bourgmestre ne succombe pas et utilise surtout l’opportune puissance de celui-ci pour que soit célébré le mariage de Siska et de Jean Brueghel. Au lendemain d’une nuit de fête, les Espagnols repartent sans qu’aucune violence ait été commise. Le bourgmestre est rendu à son pouvoir par son épouse qui le fait acclamer par la foule que ravit l’annonce d’une exemption d’impôt.
En décembre 1935, lors de la sortie du film tourné en deux versions, française et allemande, la critique française se montre réservée, au contraire du public qui assure son succès. En Flandres, La Kermesse héroïque est considérée comme une insulte par ceux qui estiment que la présentation de l’attitude des notables est une manière de tourner en dérision leur esprit de résistance à l’envahisseur. Alors qu’est encore très présent le souvenir de la Première Guerre mondiale, le film serait une allusion à la « collaboration » des « flamingants » avec les occupants allemands. En signe de désapprobation, on manifeste bruyamment à Bruges, Gand et Anvers. Dans cette dernière ville, la police doit charger la foule et opérer des arrestations. On jette ici ou là des boules puantes dans les salles ; ailleurs c’est un lâcher de rats ou le saccage des sièges. Le film est pourtant doublement récompensé : la version française par le Grand Prix du cinéma français, et le prix de la meilleure mise en scène à la Biennale de Venise en 1936 pour sa version allemande, Die klugen Frauen. En Allemagne, le ministre de la Propagande, Joseph Goebbels, qui a assisté à la première de sa projection publique avec l’ambassadeur français André François-Poncet, tente d’exploiter un film qui rappellerait le bon accueil fait aux Allemands durant la Première Guerre mondiale. En France, le critique Henri Jeanson condamne « l’inspiration nazie » d’une œuvre que d’aucuns jugeront à partir de 1938 d’esprit « munichois » puis, après 1940, « collaborationniste ». Ce qui n’empêchera pas cet hommage d’Henri Jeanson en 1948. « On m’assure que les journaux ont annoncé la mort de Jacques Feyder. C’est bien possible… Mais, moi, la mort de Feyder, je ne sens pas ça, ce n’est pas sérieux, et je ne vois pas pourquoi je parlerais tout à coup au passé d’un artiste dont l’œuvre vivante affirme la présence. Aussi longtemps que Thérèse Raquin, Le Grand Jeu ou La Kermesse héroïque susciteront des discussions violentes ou courtoises parmi les vrais amateurs de cinéma, Feyder existera. (…) Feyder n’a pas besoin de la mort pour grandir. Il est assez grand sans elle. Il peut, actuellement, se passer de ses services. »
Loin de ces interprétations « politiques », le réalisateur Jacques Feyder s’est en réalité moins intéressé à la philosophie générale du scénario de Charles Spaak qu’à la composition des images du film. Charles Spaak, scénariste de La Grande Illusion de Jean Renoir, avait rédigé son texte en 1925 pour le synopsis d’un film muet primitivement intitulé Les Six Bourgeois d’Alost. L’intérêt du film n’est donc pas dans l’histoire, extrêmement mince, mais plutôt dans les tableaux qui illustrent cette anecdote présentée sur le ton de la farce. Le générique du film l’exprime sans ambages.
« Le sujet de La Kermesse héroïque n’est pas emprunté à l’histoire. C’est une farce imaginée de toutes pièces, une farce héroïco-comique à laquelle on a donné pour cadre une ville qui somnole au bord de son canal, des maisons aux vieilles boiseries lustrées, et pour atmosphère la traditionnelle kermesse. S’ils ont choisi ce cadre, c’est que les auteurs ont pu, afin d’embellir leurs images, demander aux chefs-d’œuvre des grands peintres flamands, à toutes ces vies immobiles sur les murs des musées, le secret de leur vérité humaine et de leur gaieté ». Jacques Feyder considérait son film comme « le plus grand effort qui a été réalisé pour vulgariser et diffuser à travers le monde, l’art prestigieux des grands peintres de [son] pays natal ».
Le thème central ne sert qu’à relier une série de petites intrigues séparées qui montrent les réactions des habitants de Boom devant les Espagnols. Pour les besoins de ce film qui entendait être « réaliste », dans la veine de ce qu’on a appelé le « réalisme poétique », le décorateur Lazare Meerson a fidèlement reconstitué, dans la cour des studios d’Épinay, la petite ville flamande de Boom qui est située, avec son canal, sur le Rupel, entre Bruxelles et Anvers. Dans cette reconstitution particulièrement soignée, la beauté des costumes et des décors est proprement extraordinaire. « La grandeur des maisons est légèrement réduite par rapport à la réalité. Cet artifice, outre qu’il facilite le “cadrage” des images, est parfaitement dans l’esprit de la peinture ancienne qui accorde la première place, dans la hiérarchie des valeurs, aux personnages. Rien n’est laissé au hasard, chaque détail, choisi minutieusement, est placé exactement à l’endroit où il produira le maximum d’effet. »
Les premières images campent d’abord le lieu et les personnages secondaires, avec un peu de la psychologie de ces derniers, puis présentent le bourgmestre et sa famille qui seront au centre de toute l’histoire. Le film respecte la règle dite « des trois unités » : « unité de temps » car l’histoire évoque le déroulement de vingt-quatre heures dont le spectateur peut mesurer l’écoulement ; « unité de lieu » et « unité d’action » puisque toute l’action se concentre dans la petite ville de Boom. La « mise en situation » présente la préparation de la kermesse et l’annonce de l’arrivée des Espagnols. Les hommes ont peur et se cachent ; les femmes réagissent différemment et font le choix d’accueillir l’occupant. Dans la suite, l’action des Espagnols constitue autant de scènes, souvent comiques, en lien avec la « mise en situation ».
La mise en scène, faite de plans fixes, conduit à un point de vue statique. Il est ainsi proposé au regard du spectateur toute une série de scènes successives dans l’actualité de leur déroulement. Seul « contre-temps », concédé grâce à la « technique cinématographique » du « cinéma pur », celui dont les excès seront plus tard dénoncés par le critique André Bazin, l’image de la violence des soudards telle que craint de la revivre la population. Dans ce « film classique et logique », cette « scène fausse » est une « évocation par l’aubergiste du sac éventuel de la ville par les reîtres espagnols. Il ne [s’agit] ni d’un rêve, ni d’une hallucination, comme souvent chez Buñuel, ni d’un retour en arrière, mais d’un emploi remarquable et intéressant du conditionnel au cinéma », a écrit à son sujet Gilles Jacob. À l’exception également d’un long « travelling » qui permet de découvrir, avec le cheminement du boucher, plusieurs aspects de la vie des villageois de Boom, le mouvement n’est le plus souvent exprimé dans ce dévoilement progressif qu’au travers du grouillement des personnages. En regard de cette histoire dont l’intrigue est à bien des titres « ordinaire », Jacques Feyder évite la farce grasse et vulgaire dans laquelle le film aurait pu basculer, et se garde des écueils de la longueur et de la monotonie. En cultivant l’ellipse, c’est moins le sujet ou le propos qui sont « au premier plan » que la beauté de l’image et sa signification. Si le spectateur est captivé, c’est par le « réalisme » de ce film qui est comme un hommage au « réalisme » de la peinture flamande, depuis Van Eyck, Memling, Brueghel père et fils, jusqu’à Rembrandt. L’unité des multiples réalisations de cette « école », inaugurée par ceux que l’on qualifie de « primitifs flamands », réside dans une esthétique parmi les plus exigeantes qui, sans se défaire du réalisme, entend ouvrir la réalité humaine au sublime.
L’incontestable qualité des décors et des costumes du film pourrait laisser croire que son réalisateur a été seulement soucieux de la « plastique pure ». Il n’en est rien. Jean Grémillon dira combien le projet de Jacques Feyder était de « faire vivre avec la plus grande force, avec la plus grande présence une action dramatique, l’insérer dans la vie même du spectateur transporté ». Car si le film est « réaliste », c’est par la qualité de la reconstitution des décors et des costumes. La beauté des images du film évoque l’atmosphère jadis dépeinte par la lumière, les thèmes et les nombreuses scènes de « vie quotidienne » de la peinture flamande. Dans le curieux, formidable et proprement inouï renversement du « réalisme » flamand, la réalité est moins intéressante pour ce qu’elle est que par ce qui peut lui donner son « sens ». Si le « réalisme » c’est le grouillement et les gesticulations dans un cadre présenté au travers d’un plan-fixe, la réalité est ailleurs, hors de ce qui pourrait n’être, au mieux, qu’une farce ou un théâtre de comédie. La scène, où il est fait allusion à Rubens, de la pose des échevins pour Brueghel est instructive sur la nécessaire disqualification de l’image. La posture et l’apprêt de chacun permettront peut-être de dissimuler plus tard le ridicule des attitudes passées, non de l’empêcher ni de l’imaginer. Il est quantité de ces images dans la mise en situation. Et toujours, l’artifice renvoie à l’art. Dans le projet de mariage de leur fille, l’épouse du bourgmestre « comprend les artistes » quand le père déclare qu’il n’acceptera « pas de gueux dans sa famille ». Il a beau déclarer être « dans sa famille le seul maître », les reproches de sa femme prouvent l’inverse. La mère prévient sa fille : « Quand un mari est aimable, c’est qu’il cherche à duper sa femme. » La même juge que les arquebusiers qui s’apprêtent pour la fête ne sont « qu’apparence et faux-semblant ». Face aux messagers espagnols, les échevins estiment « plus prudent d’avoir l’air courageux ». L’un d’entre eux lance même au greffier : « Vous avez peur ? Regardez-nous. » Un peu plus tard, le soudard qui n’apprécie pas la bière se défie aussi de « l’image » des échevins en jetant le reste de la pinte sur la toile où ils sont représentés. Le projet d’une grandeur existe pourtant. « Je veux être un homme », déclare le jeune peintre à la mère de sa bien-aimée. Ce à quoi celle-ci rétorque : « ce n’est pas encore le jour pour vous de le dire ». Elle ramènera un peu plus tard une autre intention à son juste niveau. Lorsque son jeune fils s’offre pour l’accompagner dans sa rencontre des ennemis. « À vos côtés, il faut un homme », dit alors l’enfant pour lequel l’homme, qu’il ne peut imaginer sans courage, doit défendre ceux qu’il aime. De fait, tout demeure dans l’apparence. L’épouse du bourgmestre qui n’a de cesse de le souligner dévoile la vérité lorsqu’elle s’écrie en découvrant le plan de son époux : « Voilà donc la comédie ! Un gros homme pétant de santé va jouer le mort et les trois joyeux compères prêtent la main à l’imposture. Et tout ça parce que la colique leur tord les boyaux à l’avancée des Espagnols. » Maîtresses « d’énergie, de décision et de courage », ainsi que le voudrait l’épouse du bourgmestre, les femmes ne sont pas, moins que les hommes, exemptes de ridicule. Certaines demeurent soumises aux hommes autant qu’à leur désir. Leur cortège au-devant des Espagnols est précédé par celui, parodique, des oies. Et en face du duc, la révérence de l’une d’entre elles entraîne sa chute. En des heures qui sont tragiques, le comique des situations est fortement souligné par le réalisateur.
Certes comique, le film atteste pourtant aussi, et d’abord, de la duplicité de l’image. Juste avant l’entrée du duc dans la chambre « mortuaire », le miroir sur le mur est comme un hommage appuyé à Jan Van Eyck, peintre habitué au « renversement d’image ». Bien loin de l’artifice, c’est l’art qui révèle. En dépit de ce que l’on pouvait craindre, le duc d’Olivarès n’aime pas la guerre, n’apprécie pas la compagnie des militaires, mais il goûte la qualité de l’art et à l’occasion celui de Brueghel. Cet « autre », si différent, rappelle à ses devoirs, à la « charité chrétienne », le chapelain, son cynique conseiller amateur du Gréco. Le film appuie d’ailleurs à plusieurs reprises sur les contrastes et les différences : entre le bourgmestre flamand et son épouse française, entre les Espagnols qui découvrent la bière, les Flamands qui l’apprécient et goûtent la nouveauté du cigare.
Comédie, imposture, apparences ? Le sens du tragique de l’être est à chercher au-dessus de ce bouillonnement des désirs individuels, de l’ambition et de la recherche de la puissance avec leurs calculs intéressés, du jeu trompeur de la séduction, des complaisances de soubrettes, de la ripaille vulgaire et de la fête désespérée. Bien au-dessus des peurs, avec leur cortège de lâchetés et de compromissions, de la vanité de ce qui se voit au premier abord et qui coexiste avec le respect et l’honneur se trouve la mesure du temps humain. Marqué par sa petitesse, son écoulement dans l’intangible cadre du « théâtre humain », où la beauté, heureusement, domine parfois la laideur, ouvre comme à l’au-delà d’un ordre supérieur. Celui qui révèle à l’humanité sa grandeur, la relève enfin, dans ce pressentiment, au sens fort de l’expérience sensible, du don du toujours possible sublime qu’est l’Amour. « Comme la mort, l’amour se vit et ne se montre pas », a écrit André Bazin. Par leur jeunesse et leur foi indéfectible en ce qui transcende leur existence, les deux jeunes amants témoignent de la supériorité de l’Amour sur les calculs, l’intérêt égoïste et le « réalisme » des adultes. Déjà prêts à mourir sans renoncer à leur amour, ils dominent, montés au sommet du beffroi, non seulement la ville mais aussi la campagne environnante. Exalté, Jean Brueghel déclare à Siska qu’il la peindra toujours, en Vierge ou en Jeanne d’Arc. Ce qu’elle espère, non sans un soupir. Qu’importe ! Au-dessus des contingences, de ce qui n’est finalement qu’apparence, ils symbolisent alors l’Amour qui domine tout, l’Amour qui élève et relève tout. Unis plus tard grâce à cet « autre », ici l’étranger craint et finalement apprécié, mais plus encore par leur amour, cet « autre » qui les transcende, ils incarnent l’union par-dessus les différends et les différences.
Jacques Feyder, réalisateur venu du théâtre, croyait à un art cinématographique autonome grâce au parlant. En 1929, il déclarait : « Un drame cinégraphique sonore est avant tout du cinéma et non du théâtre photographié ; la différence fondamentale peut s’exprimer ainsi : au théâtre, la situation est créée par les mots ; au cinéma, les mots doivent surgir de la situation. C’est dire que le cinéma ne se rapproche pas du théâtre, du fait qu’il s’est adjoint la parole ; il en reste aussi éloigné que précédemment et demeure un art différent, élargi, libéré. » À sa manière, La Kermesse héroïque illustre les débuts de la maturité du cinéma et de son émancipation d’avec le théâtre. D’abord pure distraction de fête foraine, il s’est peu à peu constitué, quoique muet, en art véritable, comme une poésie d’images. « Parlant » à partir de 1928, son ambition artistique a ouvert une querelle avec le théâtre. Au mieux, les comédiens dramatiques voient alors dans le cinéma un rival capable de reproduire et répéter à l’infini leur représentation ; au pire, une concurrence avec le succès des nouvelles vedettes des studios éclipsant la notoriété des acteurs de scène. Dans La Kermesse héroïque, en moine conseiller du prince, Louis Jouvet témoigne de la « pacification » de ces relations du théâtre et du cinéma, désormais appelés à coexister de façon non conflictuelle dans le domaine du grand Art : bien qu’ayant voué sa vie au théâtre, il apparaît au cinéma « pour faire l’acteur », répondre aux sollicitations de ses amis et, surtout, alimenter la caisse de son propre théâtre. Il lui apporte aussi son talent en l’enrichissant de ce qui n’a pas de prix.