Même si La Règle du jeu a parfois plus les faveurs de la critique, il n’en demeure pas moins que La Grande Illusion reste l’une des œuvres maîtresses de la filmographie de Jean Renoir. Les superlatifs ne manquent pas pour en parler, à commencer par Roosevelt qui avait déclaré à sa sortie : « Tous les démocrates du monde devraient voir ce film. »
Tourné à l’aube de sa quarantaine, le vingt-et-unième film de Jean Renoir, La Grande Illusion, est celui qui lui valut sa renommée en France comme à l’international. Pourtant, cette œuvre majeure, peut-être l’une des plus personnelles de son auteur (l’idée lui est venue lors du tournage de Toni, lorsqu’il tombe nez à nez avec Pinsard, un aviateur qui lui avait sauvé plusieurs fois la vie pendant la Première Guerre mondiale), est née dans la douleur et rencontra, par la suite, difficultés et résistances. Renoir se plaisait d’ailleurs à dire que « l’histoire de [mes] démarches pour trouver la finance de La Grande Illusion pourrait faire le sujet d’un film ». Appuyé par Jean Gabin, son acteur fétiche de La Bête humaine, il lui fallut, en effet, plus de deux ans pour convaincre des producteurs de s’engager, et encore au gré de nombreuses concessions. La production imposa notamment dans le casting l’acteur Erich von Stroheim, ce qui obligea Renoir à réécrire pour lui le rôle de Rauffenstein. Sorti sur les écrans français au printemps 1937, La Grande Illusion connut rapidement les foudres de la censure : il fut interdit en Allemagne (Goebbels le désigna comme « ennemi cinématographique numéro un »), en Italie mais aussi dans la France occupée. Ce n’est qu’en 1946 que La Grande Illusion ressort en France dans une version tronquée avant qu’une version intégrale, reconstituée à partir de divers négatifs, apparaisse sur les écrans à la fin des années 1950.
Comment expliquer que, aujourd’hui encore, cette histoire d’officiers français prisonniers pendant la Première Guerre mondiale touche autant par la force de son message que par ses qualités esthétiques ? L’universalité et l’a‑temporalité de La Grande Illusion tiennent avant tout du traitement et des partis-pris de Renoir. À l’image de son titre, le film multiplie d’ailleurs les (fausses) illusions. On pourrait croire l’écriture simple, et pourtant le scénario, co-écrit avec Charles Spaak, est un modèle de rigueur où l’apparente linéarité de l’histoire est rendue complexe par un jeu savant d’ellipses et de montage alterné. Les séquences autonomes s’empilent crescendo entre deux fondus au noir, pour s’achever dans l’envolée lyrique des dernières séquences. Illusion aussi il y a, dans ce film de guerre qui, comme dans la tragédie classique, laisse les batailles en hors champs. Là où Hollywood aurait pu en tirer uniquement un film de genre, une histoire bien menée de « grande évasion », Renoir, lui, se concentre sur ses personnages et les idéaux qu’ils véhiculent. Aux combats, le cinéaste préfère la guerre des mondes et des classes.
Si La Grande Illusion peut ainsi être considéré comme un grand film humaniste, c’est qu’il est avant tout un film d’Hommes, s’appuyant sur une galerie de protagonistes extrêmement bien définis (que ce soit de par leur appartenance à une classe sociale ou de par leur caractère). On a parlé d’Erich von Stroheim qui, avec son physique et son allure si particulière, créé un officier allemand redoutable et ambigu quand il se lie d’amitié avec le capitaine français. Il en est de même avec les autres personnages du film : Jean Gabin la grande gueule, esprit provoquant capable de mettre les différentes classes sociales face à leurs paradoxes, Marcel Dalio le riche héritier Rosenthal, Julien Carette le gai luron de la troupe, acteur des variétés qui a un goût certain pour les calembours ou encore Pierre Fresnay qui, sous le traits du capitaine de Boëldieu, traduit brillamment les errances d’une aristocratie qui sent son heure arriver. Ils sont tous introduits lors d’une séquence de dîner, juste après l’arrivée de Gabin et Fresnay dans le camp de prisonniers. Un panoramique s’arrête en gros plan sur chacun des personnages alors que les répliques fusent dans un brouhaha sonore tantôt en mode « titi parisien », tantôt en mode « bourgeois ». Ici, l’utilisation du plan-séquence n’est autre que l’illustration par l’image de la thèse véhiculée par La Grande Illusion : la guerre a au moins une faculté, celle de réunir en apparence les classes sociales (voire les camps ennemis) et de mettre un vernis sur les inégalités (ce qu’un personnage résume d’ailleurs par cette tournure lapidaire et ironique : « Chacun mourait de sa maladie de classe s’il n’y avait la guerre pour réunir tous les microbes. »).
Point de manichéisme cependant chez Renoir. Si idéalisme il y a, il reste fragile, comme s’il était l’expression d’un idéal de circonstances. Le personnage joué par Gabin le met très bien en avant quand, juste avant de s’évader avec Dalio, il lui avoue : « Je suis content de partir avec toi, avec Boëldieu je ne suis pas libre, il y a toujours un mur entre nous. » Cette fracture inéluctable est d’autant plus forte quand le liant d’un panoramique est toujours menacé par la violence d’un cut et du champ/contrechamp. C’est précisément ce qui arrive à Boëldieu lorsqu’il sacrifie sa vie pour que ses amis puissent s’évader. Son geste de dissident signe alors la rupture symbolique (et formelle) avec le commandant allemand von Rauffenstein. Dans la cour de la forteresse, le découpage sépare brutalement les deux hommes avant de les réunir autour du lit de mort de Boëldieu pour un dernier échange où, dans la bouche du Français, l’humanisme cède le pas au patriotisme et à la résignation : « J’aurais fait pareil. Le devoir c’est le devoir. Pour un homme du peuple, c’est horrible de mourir à la guerre. Pour vous comme moi, c’est une bonne solution. »
Quoique La Grande Illusion s’ouvre (non sans ironie) sur la chanson Frou Frou (reprise plus tard à l’harmonica par Gabin lorsqu’il est enfermé dans une cellule), les femmes y sont cruellement absentes. Logique, me direz-vous, pour un film de guerre. Au point que les hommes sont parfois obligés de les remplacer. On passera sur l’anecdote de Gabin obligé de se déguiser en femme lors d’une tentative d’évasion, pour revenir sur cette scène truculente où les prisonniers, alors qu’ils préparent un spectacle, reçoivent une caisse pleine de costumes féminins. Leur frustration s’exacerbe à la vue des bottes, des bas et des robes qu’ils touchent avec un plaisir fétichiste avant d’être complètement troublé par l’un de leur camarade, travesti en vue du spectacle. De fait, hormis l’ombre d’une infirmière, il faut attendre le dernier tiers du film pour voir apparaître le premier personnage féminin interprété par Dita Parlo, une veuve allemande qui recueille Gabin et Dalio après leur évasion. Ce très beau passage, qui débouche sur une idylle entre Gabin et la jeune femme, posa longtemps de nombreux problèmes. Un problème de réception, d’une part, car il est en rupture de ton avec le reste du film. D’autre part, car il montre une idylle entre un Français et une Allemande ce qui, on s’en doute, n’était pas acceptable quand le film est ressorti après la Seconde Guerre mondiale et fut objet à de lourdes coupes. Notons pour la petite histoire, que dans les premières versions du scénario, Renoir avait même envisagé un trio amoureux entre les deux hommes et l’Allemande ! Quoi qu’il en soit, il serait faux de ne voir dans ce passage qu’une respiration romantique. Cette séquence est surtout pour Renoir un moyen de montrer les conséquences de la guerre sur les personnes qui sont restées extérieure au front (en l’occurrence ici les femmes et les enfants). La dénonciation est faite avec pudeur et sensibilité. Très peu de mots y seront échangés. Mais il suffit d’un plan sur la table d’une salle à manger, désormais trop grande depuis que l’époux est mort à la guerre, pour en percevoir tous les enjeux.
Alors finalement, quelle est cette « grande illusion » dont fait référence le titre ? Est-ce celle de croire que les Boëldieu, les Maréchal et les Rosenthal seront toujours liés après la guerre ? Est-ce l’illusion de croire que la guerre de 14 – 18 sera la dernière, comme le laisse entendre le dernier échange entre Gabin et Dalio : « Maréchal : Il faut bien qu’on la finisse cette putain de guerre… en espérant que c’est la dernière. / Rosenthal : Ah, tu te fais des illusions ! » Ou bien est-ce une manière de renvoyer à la théâtralité de l’existence, si chère à Renoir, et dont il en exhibera toute la complexité dans La Règle du jeu ? « En somme, tu veux t’évader pour te distraire », dit l’un des personnages. Au-delà du calembour plutôt bien trouvé, cette réplique traduit cette omniprésence du « jeu » (qu’il soit théâtral, social…) dans le comportement des prisonniers et plus généralement dans la manière dont Renoir appréhende l’esthétique de son film. Cette théâtralité passe d’abord par une extrême stylisation du champ sonore. Mis à part quelques mesures du grand compositeur Joseph Kosma, la musique est généralement extradiégétique. Car, dans La Grande Illusion, c’est le chant le meilleur médiateur pour faire passer des messages. Les instruments, eux, servent à sauver des vies. C’est le cas de ce morceau de bravoure où de Boëldieu prépare l’évasion de Dalio et Gabin. Le fait que toute l’organisation du camp est (comme au théâtre) répétition lui permet d’anticiper la réaction des allemands à la minute près. Lors de l’appel du soir, Boëldieu ne répond pas avant d’apparaître, tel un pierrot lunaire, la flûte à la main et de jouer Il était un petit navire. Là, des poursuites lumineuses traquent le traître dans les multiples ramifications de cette prison de pierre avant qu’un coup de fusil ne sonne la fin de la représentation. Qu’elles soient réelles (la scène de cabaret où les prisonniers nous gratifient d’une succession de numéros) ou figurées (les multiples lieux de rétention qui enferment les personnages), La Grande Illusion multiplie et délimite également les espaces de jeux pour des protagonistes tantôt acteurs, tantôt spectateurs. Tous ont en commun de ne demander qu’à s’enfuir et à rechercher les ouvertures (trappes, portes) vers l’extérieur. On ne s’étonnera pas que le motif de la fenêtre soit dès lors central. C’est d’ailleurs un plan sur une fenêtre enneigée qui sert de transition à la dernière partie du film où nous suivons Maréchal et Rosenthal, les évadés. Avant que le finale, une plongée sur les deux hommes qui marchent dans la neige en territoire neutre, offre enfin l’infini d’un espace qui, lié dramatiquement à la fin ouverte, nous porte vers tous les possibles… et toutes les illusions.