Derrière les toiles de cinéma s’agitent d’insoupçonnées tractations dont le spectateur est souvent loin de cerner les enjeux ou les dangers. Comme dans toute économie, le cinéma met en compétition des gros et des petits concurrents, mais l’industrie culturelle peut se targuer d’une véritable régulation publique, au profit – non exclusif – des structures fragiles, souvent d’intérêt général. Les systèmes d’aide aux salles les plus connus sont bien entendu les subventions des différents labels art et essais ou le reversement de la taxe des chaînes de télévision.
En ce début de décennie 2010, la question majeure qui agite le petit milieu de l’exploitation est autre, et concerne le passage au numérique. Face à la course à l’armement qui fait rage au sein des réseaux d’exploitants, la résolution du casse-tête d’un accès général et équitable à cette technologie n’est pas de tout repos. Les lobbys s’agitent, le Ministère propose et les investisseurs privés fourbissent leurs stratégies… En quelques questions simples, on peut tenter de cerner un peu mieux les enjeux et les forces en présence de cet embrouillamini économique qui pourrait sceller le sort d’un nombre important de salles indépendantes.
Qui est équipé en numérique aujourd’hui ?
Selon l’étude géographique du CNC publiée cette année, le parc de salles en France comprend un peu plus de 2 000 établissements pour près de 5 500 écrans. Marginalisés, les exploitants indépendants qui représentent 70% des équipements nationaux font pâle figure face à la domination économique des multiplexes qui engrangent 55% des recettes. Les trois premiers réseaux – Europalaces (Pathé et Gaumont), CGR et UGC – qui ne comptent qu’un quart des salles s’accaparent à eux seuls la moitié des recettes nationales. Le déséquilibre est flagrant et se reproduit dans les équipements technologiques, notamment numériques.
Fin 2009, 18% des salles françaises s’étaient converties aux projections numériques, chiffre en progression à comparer au taux inférieur à 5% de fin 2008. En tête, le réseau CGR – présent exclusivement en province – s’enorgueillit d’en être le précurseur : 352 écrans sur un total de 375 sont aujourd’hui équipés. Europalaces, qui a commencé sa transition plus tardivement, compte 149 écrans, soit 2 ou 3 salles par multiplexe. Kinépolis et Cinéville (réseau du nord et de l’ouest de la France) sont proches de l’équipement complet, tandis que le parisien MK2 compte une dizaine d’écrans numérisés. Mouton noir ou solitaire mal avisé, UGC a raté le convoi et change sa politique depuis quelques semaines. Après avoir contesté la pertinence économique de cette transition, le réseau s’est désavoué, contraint et forcé par le tsunami Avatar qu’il a dû projeter en 2D, faute d’équipement, et a annoncé son passage intégral au numérique (800 écrans).
Du côté des indépendants, la course aux armements suit un rythme plus contrarié. Si 460 écrans des grands réseaux sont passés au numérique en 2009, seulement 190 ont été convertis chez les indépendants – et chez les gros principalement.
En quoi consiste l’équipement numérique ?
La projection numérique dématérialise la distribution des films : adieu aux copies argentiques, lourdes à produire et à déplacer ; bonjour aux données numériques aisément réplicables pour les distributeurs. Un projecteur numérique et son serveur coûtent la bagatelle de 70 000 euros, à quoi viennent s’ajouter les différents frais de câblage, de logiciel de gestion et – surtout – de rénovation des cabines, souvent trop exiguës pour accueillir le nouveau matériel. Sans oublier les nécessaires coûts de maintenance, difficilement évaluables mais assurément proportionnels à la sophistication du matériel.
Dans la pratique, les films compressés et numérisés par les distributeurs sont envoyés aux salles sur support physique, un disque dur ou une quinzaine de DVD. Elles seront, à terme, acheminées par satellite ou fibre optique. Le serveur de la salle décode le fichier numérique transmis, après activation par l’opérateur d’une clef de sécurité, et communique au projecteur les données à lire.
Quelles sont les répercussions économiques sur la filière ?
Exploitants, laboratoires et distributeurs ne sont pas logés à la même enseigne. Pour le distributeur, le gain est significatif : une copie numérique ne coûte qu’environ 150 euros (contre 1200 en moyenne pour l’argentique) et les frais de transport et de stockage sont infiniment moins importants. Les laboratoires pratiquant des tirages de copie 35 mm n’ont quant à eux plus que leurs yeux pour pleurer…
En ce qui concerne l’exploitation, l’équation est plus épineuse. Les mastodontes de l’exploitation visualisent sans aucun doute les bienfaits économiques des projections en 3D sur grand écran, mais les susceptibles gains paraissent limités pour les petites structures – ce qui ne les incite guère à prendre le train en marche. Il est plus difficile pour la petite salle art et essai du Périgord d’y trouver un autre intérêt que celui de ne pas être relégué en troisième division auprès des distributeurs et du public.
À côté de cette filière traditionnelle du cinéma se développent d’autres structures, appelées tiers investisseurs, se proposant de financer les équipements auprès des salles en contrepartie de grasses rémunérations.
Comment financer cette transition technologique ?
La plus simple méthode consiste à financer l’équipement sur les fonds propres de la salle. Inutile de dire que cette solution n’est pas viable pour la quasi-totalité de l’exploitation indépendante. Elle l’est d’ailleurs à peine plus pour les grands réseaux, Europalaces mis à part.
C’est pourquoi un modèle économique emprunté aux États-Unis s’est mis en place en France : le VPF, pour « Virtuel Print Fee » ou « frais de copie virtuelle ». Devant un cruel paradoxe – les coûts des équipements sont à la charge de l’exploitant tandis que les économies sont réalisées par le distributeur – certains opérateurs ont proposé un système censé répartir les charges équitablement : les distributeurs sont sommés de verser une forme de droit d’usage permettant à l’exploitant de couvrir une partie des frais liés au passage au numérique. Le VPF est estimé à environ 600 euros par copie, le distributeur conservant tout de même une certaine partie des économies réalisées. Cette somme est collectée par un intermédiaire, le tiers investisseur, qui la redistribue aux exploitants après avoir ponctionné sa marge plus ou moins dodue.
Trois tiers investisseurs se partagent le marché français : Arts Alliance Média, Ymagis et XDC. En sus de collecter les VPF auprès des distributeurs, ils peuvent également proposer aux exploitants des formules de financement des équipements. Ils deviennent alors tiers financeurs et s’octroient en échange les revenus des VPF, sur des contrats pouvant s’étaler sur quelques dizaines d’années.
Les VPF sont dans tous les cas négociés par le tiers investisseur auprès du distributeur au titre d’une première diffusion en exclusivité dans un cinéma. Un nouveau VPF, dégressif, est ensuite négocié si le distributeur souhaite diffuser son film en seconde exclusivité dans un autre cinéma de la ville ou de la région. À chaque nouveau placement du film, le distributeur doit verser un VPF dégressif, allant jusqu’à une valeur nulle après quatre ou cinq semaines d’exploitation (hors blockbuster squattant l’affiche douze mois durant).
À quelles conditions interviennent les tiers investisseurs ?
C’est ici qu’intervient la donnée qui met le feu aux poudres et qui menacent les petites exploitations. Loin d’être des sociétés philanthropiques, les tiers investisseurs veulent bien participer à l’effort de la numérisation tant qu’ils y trouvent leurs comptes. Si la probabilité de recettes est trop incertaine, point de salut. Et cette probabilité est, selon la méthode d’Ymagis, indexée sur le taux de rotation promise par les salles.
Le taux de rotation est un calcul simple : prenez une exploitation de cinéma, divisez le nombre de films qu’elle a programmé en première exclusivité par son nombre d’écrans. Le taux moyen en France était en 2008 à près de 15. Les salles promettant les plus forts taux de rotation sont celles que les tiers investisseurs ciblent en priorité car plus le nombre de films en première exclusivité est grand, plus le nombre de VPF prélevés est élevé. En mots simples et lapidaires : une salle exhibant un taux inférieur à 16 n’a aucune chance d’obtenir les faveurs d’un tiers investisseur. C’est le cas d’une très grande partie des cinémas indépendants, moins portés sur la consommation ultra rapide et toujours renouvelée des produits, sans parler des cinémas de patrimoine ou de campagne ne diffusant que des œuvres de seconde main…
Selon les calculs de la société Ymagis, environ 4 000 écrans sont susceptibles de trouver preneur. Le CNC confirme ce chiffre en pronostiquant à 1 500 le nombre d’écrans ne pouvant trouver aucun financement. Il faut ajouter qu’une grande partie des cinémas affichant un taux de rotation « ric-rac » seront loin de pouvoir exiger autant auprès du tiers investisseur que CGR, d’autant plus que les chiffres avancées sont ceux d’Ymagis dont on peut soupçonner un certain angélisme en la matière. Il est raisonnable de penser que le nombre de salles non couvertes par la société sera supérieur, celle-ci se concentrant sans doute sur quelques zones urbaines à gros potentiel d’entrées.
La solution retoquée du CNC : quelles perspectives ?
Constatant l’incapacité du marché à apporter une contribution suffisante à un équipement équitable de tous les cinémas de France, le CNC a proposé sa propre démarche. Ce modèle s’inspire de celui des tiers investisseurs et des VPF mais dans une toute autre logique, celle-ci excluant la rentabilité pour un principe de mutualisation et de solidarité, sur le modèle de ses bien connus comptes de soutien. Le CNC prendrait la place de l’opérateur privé dans le cadre de la discussion avec le distributeur, et un VPF fixe correspondant au pic de la circulation du film serait prélevé à chaque distributeur. Son montant serait ainsi calculé sur la constatation du nombre de copies sur la meilleure semaine, et non sur des négociations préalables. Cette somme unique serait versée sur le compte de mutualisation, et chaque exploitation recevrait alors le même taux de participation aux équipements, c’est-à-dire 75% du budget prévisionnel. Ce modèle permet une répartition équitable de l’argent généré par les circulations de copies numériques, tout en apportant l’aide nécessaire à toutes les salles du territoire, et non pas seulement aux plus rentables.
Début février, l’Autorité de la Concurrence a émis un avis défavorable à une telle mesure, prétextant des effets de distorsions de la concurrence. Une intervention publique équivaudrait ainsi à une entrave à la liberté du marché. Il est évident que cet avis est lourd de conséquences, même s’il n’est que consultatif : le CNC ne peut raisonnablement pas aller à son encontre, d’autant que la Commission Européenne, sans surprise, ne voyait pas ce projet d’un très bon œil non plus. Se conformer à cet avis ferait planer une menace mortifère sur l’avenir de tout un pan de l’exploitation indépendante en France, confirmant la toute-puissance du marché sur la notion d’intérêt général et culturel.
Le CNC s’est depuis ravisé en proposant un mode de subvention aux salles dans le besoin. Dans le contexte, cette mesure est nécessaire. Il est tout de même dommageable qu’un système ne nécessitant que peu d’investissement public – l’argent qui circulait était mutualisé par un service public mais provenait exclusivement de fonds privés – ait été retoqué au profit d’un financement qui va, lui, peser sur les fonds publics. Il est surtout regrettable de constater une nouvelle fois, et malgré les antécédents récents issus d’une crise économique dont on n’aperçoit que les premiers soubresauts, que la volonté politique et l’intervention publique dans le cadre d’une action d’intérêt général soient empêchés au profit exclusif d’un marché qui prouve pourtant sa défaillance en la matière.