Treize ans. Il aura fallu treize ans à James Cameron pour revenir sur le grand écran. Pendant ce temps, le réalisateur est certes passé, avec plus ou moins de bonheur, par la case documentaire, mais il a également peaufiné son nouveau projet : Avatar. Plus que jamais proche de Mamoru Oshii, réalisateur dont il a toujours avoué vouloir retourner en live Ghost in the Shell, Cameron suit les traces du réalisateur japonais, en s’interrogeant à la fois sur la finalité narrative de la technique cinématographique et sur le rapport du spectateur et de l’artiste à l’image. Résultat : un film à la technique époustouflante, et utilisée à son meilleur escient.
Nous sommes dans un futur lointain, à l’époque de la conquête spatiale – une conquête d’autant plus fébrile que la Terre se meurt, réduite à l’état de caillou sans végétation par l’exploitation humaine. Jake Sully, invalide de guerre, est sélectionné pour piloter un « avatar », un corps sans âme ni conscience façonné à l’image des Na’Vi, les autochtones de la planète Pandora, sur laquelle les colons humains mènent une guerre de conquête. Bien vite, au contact des Na’Vi qu’il a la mission d’infiltrer, Jake se rend compte de l’inanité du comportement humain, et va tenter de s’opposer à ses anciens compatriotes. Mais que peuvent les flèches et les lances des «~primitifs~» Na’Vi contre la machine de guerre humaine ?
Les références de James Cameron sont très claires. La première, qui saute aux yeux, est qu’Avatar est une variation sur le thème imposé de La Flèche brisée de Delmer Daves. Tout long qu’il soit, Avatar suit ainsi le parcours obligé du scénario – relativement simple – qu’on qualifiera « du traître clairvoyant ». Rien de bien surprenant, en effet, à observer la progression d’Avatar : arrivent en temps et en heure les péripéties attendues, dans ce récit qui met aux prises une civilisation pacifique et en harmonie avec son environnement contre un contingent de conquérants imbéciles, vénaux et barbares. Rien de surprenant, vraiment ? C’est aller un peu vite en besogne. Car si Cameron en passe par des passages parfaitement prévisibles, sa mise en scène saura garder toute leur saveur, démontrant encore une fois l’importance d’un montage pertinent dans la peinture de l’épique au cinéma. Et ce récit possède deux particularités : d’une part, James Cameron va doucement subvertir certains topos obligatoires, sans avoir l’air d’y toucher – ainsi, un personnage mourra quand les « codes » prévisibles auraient voulu qu’elle soit sauvée, tandis qu’un autre personnage remportera un combat d’importance non pas par sa seule valeur, mais grâce à d’autres présents…
Mais d’autre part, ce qui différencie réellement le nouveau film de James Cameron d’une progression narrative attendue est l’attention portée à la création d’un monde. Avec Avatar, nous sommes en effet complètement transportés dans un ailleurs tout droit sorti de l’imaginaire. La promotion du film fait la part belle à la 3D : un gimmick dont on ne saurait trop recommander la recherche, Avatar se suffisant pleinement à lui-même, sans nécessiter cet ajout. Car Avatar tient du prodige technique – avant tout parce qu’il s’agit d’un film totalement digital, et pour lequel cette technique est non seulement poussée dans ses dernières perfectionnements, mais également pleinement justifiée. Comme Mamoru Oshii dans toute sa filmographie, James Cameron s’interroge avec Avatar sur les raisons d’être d’un film 100% de synthèse. Et sa réponse est : Pandora, le monde extra-terrestre qui accueille la guerre entre les Na’Vi et les Humains. Et l’émerveillement pour la technique, parfaite, s’efface dès les premières minutes derrière le foisonnement visuel de ce monde fantasmé. C’est également une cosmologie entière que nous propose Cameron, la majeure partie d’Avatar se centrant sur la description de l’écosystème de Pandora, et sur les rapports que les tribus Na’Vi entretiennent vis-à-vis de lui. À l’inverse de réalisateurs qui, tout contents d’avoir de nouveaux jouets visuels, en emplissent l’écran avec une désespérante intensité et sans la moindre justification, Cameron semble réellement avoir pensé son rapport à la synthèse, et lui donne une véritable raison d’être.
On objectera certainement à Avatar, outre son apparent « simplisme » de scénario, la naïveté de son propos, de sa conclusion. Laissons à James Cameron le bénéfice du doute : le réalisateur aura parfaitement compris les sourires entendus qui accueilleront immanquablement la progression de son film. Gageons même, soyons fous, qu’il aura à dessein adopté ce point de vue. Les esprits chagrins pourront ainsi relever de nombreuses – nous ne dirons pas incohérences, mais de nombreuses simplifications, de nombreux trous dans Avatar. Ainsi : pour quelle raison Jake accepte t‑il avec une telle facilité de changer de point de vue ? On osera proposer qu’il s’agit non pas d’un artifice narratif pour accélérer le récit, mais bien parce que cette transformation, cette accession à l’Avatar est quelque chose de latent en lui. Jake Sully est un homme dont la vie n’a plus de sens : son corps est brisé, sa seule famille (son frère) a disparu pendant le long sommeil précédant son arrivée sur Pandora. « Avatar » signifie, à proprement parler, une incarnation, une itération des divinités de l’Inde. Pour Jake, investir son alter-ego Na’Vi tient de la résurrection, de l’ascension à un état supérieur de conscience.
Et la conclusion du film est-elle naïve ? Laisse-t-elle présager un sombre futur ? Pourquoi pas. Mais le propos, encore une fois, n’est pas là : Cameron n’a aucunement l’intention de mener son récit d’un point A vers un point B. Il saisit la chance d’invoquer, les progrès de la technique visuelle aidant, l’essence du récit épique, de proposer au spectateur une accession à un autre état de conscience, au même titre que son personnage principal. On ne cesse de revenir à Oshii qui, lui, a fait du questionnement sur la place du spectateur et de l’artiste dans la réalité alternative du monde-cinéma le centre de sa réflexion artistique. Cameron n’use pas du même discours, n’a pas les mêmes obsessions – ce qui vaut mieux. L’un et l’autre artiste demeurent singuliers dans leurs propos, si leurs discours semblent converger. Pour Cameron, l’enfant d’Hollywood, l’auteur, avec Titanic, d’un film-exemple (en apparence) pour le glamour de l’usine à rêve, il s’agit surtout de prouver que les moyens techniques et les contraintes narratives du blockbuster hollywoodien permettent toujours de véhiculer un discours plus profond qu’un simple premier degré.
Avatar, baignant dans une atmosphère qui pourrait sembler écolo bon teint, propose en réalité le portrait d’une nature primale, terrible dans toutes ses manifestations (les Na’Vi n’étant que l’une d’entre elles). Ici encore, le discours galvaudé sur l’irresponsabilité humaine quant à l’environnement se double d’un discours sur la nature qui refuse l’angélisme. La Nature, avec sa majuscule, a des allures de divinité colérique, et le nom de Gaïa n’est jamais loin. Gaïa, comme le Titan grec, la (très relativement) bienveillante déesse primordiale qui aide les Dieux à défaire ses frères Titans, brutes perdues dans le folie et le chaos, et qui ce faisant donne naissance à l’Âge d’or, l’âge de l’excellence de l’homme. Avatar, prenant fait et cause pour ses Na’Vi, ose une proposition loin d’être consensuelle sur l’alternative à l’humanité – une alternative épique, héroïque, foisonnante, et parfaitement crédible à l’écran. Et, tels des Jake Sully vidés de leur essence et accédant de nouveau à la vie via leurs avatars, ses spectateurs sont transformés par James Cameron… en héros.