La cinémathèque a la bonne idée d’organiser un cycle de films autour de la thématique du dandy. Mais alors que seront projetés des films à bien des égards différents, on peut se demander ce qu’est véritablement un dandy ? Y‑a-t-il une ou plusieurs définitions ? Nous ne tenterons pas ici d’avoir une approche encyclopédique et historique, mais nous nous attacherons à quelques thématiques propres à la légende du dandy et à la façon dont elles ont pu s’incarner à l’écran.
Le rejet du monde
Qu’attendre du monde, de la société, de la vie telle qu’elle est généralement vécue ? Rien, dira le dandy. Rien de ce qui est commun, de ce qui est communément admis par la société n’est assez bon pour moi, dira le dandy. Voilà quel pourrait être son discours : Mon individualité, cette émotivité qui m’est propre, il faut les cultiver si je veux atteindre un état de jouissance totale sans lequel la vie ne vaut décidément pas le coup d’être vécue. Mais le monde est là, il s’agite, il me regarde, n’accepte que difficilement de me laisser en paix. Il s’accroche à moi, me colle, et met son nez là où ça ne le regarde pas, souillant de ses mains grossières les beautés parmi lesquelles je vis, qui composent mon royaume hors de la société. Si je veux être pleinement moi-même, accomplir les grandes choses auxquelles je suis destiné, il faut dès à présent, n’est-ce pas d’ailleurs déjà trop tard, définir une ligne de partage stricte entre moi et le monde. Il en va de ma survie.
De quoi suis-je en train de parler ? Eh bien, expliquons-le autrement. Prenons un exemple : l’un des personnages principaux de La Collectionneuse, film d’Éric Rohmer sorti en 1966, se prénomme Daniel. Dans le second prologue, qui lui est consacré, il est face à un homme qui commente et tient dans ses mains un drôle d’objet : une petite boîte de peinture jaune entourée de lames de rasoir. Daniel, le créateur de cet objet d’art conceptuel, écoute les commentaires de cet homme, les réflexions que cette œuvre lui inspire et les raisons pour lesquelles il la considère comme une image symbolique de la position de l’artiste face au monde :
Il faut aller au bout de soi. Les gens qui ne vont pas au bout d’eux-mêmes sont comme les Versaillais qui encerclent les gens qui vont au bout d’eux-mêmes. Les gens qui vont au bout d’eux-mêmes sont forcément encerclés, forcément agressifs. […] Tu me fais beaucoup penser à l’élégance des gens de la fin du dix-huitième siècle, qui étaient extrêmement soucieux de leur apparence, de l’effet qu’ils produisaient sur les autres. […] La distance établie entre les gens élégants et les gens non élégants est capitale, car elle crée une sorte de vide autour de l’individu. […] Tu es toi-même la boîte de peinture entourée de lames de rasoir. Le jaune de la boîte de peinture, c’est l’éclat de l’individu, son rayonnement. Mais je ne suis pas seul et, pour préserver ce rayonnement, il me faut à tout prix tenir les autres à l’écart, et ce, de façon plus ou moins agressive. Gardez vos distances, je ne suis pas comme vous et ne le serai jamais. La boîte de peinture, c’est un périmètre restreint jalousement gardé, une poche hors du monde.
Dans La Collectionneuse, Daniel et Adrien, deux dandys génialement insupportables, squattent la villa d’un de leurs amis en l’absence de celui-ci. La demeure est un petit paradis hors du monde et de ses bruissements intempestifs. Mais un imprévu regrettable vient légèrement troubler la quiétude de nos dandys : une jeune et jolie fille, Haydée, invitée par le maître des lieux, squatte aussi la demeure. C’est à leurs yeux une fille commune qui sort tous les soirs avec de petits crétins. Mais lorsqu’elle ramène l’un d’eux à la villa, un dénommé Charlie, les deux hommes interviennent et le chassent sans ménagement. Car nos deux dandys dans leur villa sont, pour leur plus grand bonheur, coupés du monde. L’intrusion de ce Charlie vient leur rappeler l’époque dans laquelle ils vivent, celle des trente glorieuses, des yéyés, d’un rythme de vie et d’une certaine culture jeune dans le vent. Cette modernité est bien sûr, à leurs yeux, insupportable. Charlie en étant le symbole, il est donc logiquement exclu de ce périmètre. Car vivre hors du monde, ce n’est pas seulement une posture, c’est rejeter en bloc toutes les valeurs dominantes. Le dandy se tient loin des modes, des façons communes de penser, des évolutions de la société, du progrès matériel. Il prend ses distances car il aspire à quelque chose de plus haut, de plus distingué, de plus grand. Il peut être alors méprisant et se sentir supérieur. La soif égalitaire et la démocratie ne sont pas forcément son truc.
Le dandy a un souhait unique : faire de sa vie une œuvre d’Art. Il doit se dégager des impératifs que lui impose la société afin de pouvoir uniquement se consacrer à sa précieuse personne. Il doit alors, autant que possible, vivre hors du monde du travail. Ce dernier est l’ennemi absolu. Toujours dans La Collectionneuse, Adrien est accusé par le collectionneur avec lequel il souhaite faire des affaires afin de monter sa galerie d’Art, d’être un « nostalgique de l’ancien temps ». Selon lui, Adrien n’est pas heureux dans le monde moderne et se complaît dans l’oisiveté et la paresse. Mais Adrien se justifie et considère que s’il a pris ses distances vis-à-vis du monde du travail c’est que : « Il y a des gens qui travaillent quarante ans de leur vie et, quand ils tiennent enfin leur repos, ils ne savent pas quoi en faire et ils en meurent. […] On parle de civilisation du loisir ! Quand on y sera arrivé, on aura perdu tout sens du loisir ! »
Le culte privé
La villa dans La Collectionneuse est un peu comme la somptueuse demeure de Des Esseintes dans À rebours, le roman de Huysmans. Elle est un univers clos qui se suffit à lui-même, qui n’a que faire de l’extérieur. L’appartement de Jean de Dieu, le personnage principal de La Comédie de Dieu, film de Monteiro sorti en 1995, est lui aussi une espèce d’écosystème totalement fou à l’intérieur duquel il se passe de drôles de choses, au nez et à la barbe du monde. Jean de Dieu, gérant d’un glacier, règne avec un flegme britannique, un sérieux et une rigueur draconienne à la bonne tenue des affaires. Sa patronne n’a pas à se plaindre de lui, bien au contraire. Mais une fois le travail fini, notre homme rentre chez lui. Là s’opère une distinction radicale entre espace public et espace privé, entre l’homme respectable aux yeux de tous et ses agissements dans l’intimité. Car ce brave marchand de glaces a une passion qu’il garde pour lui : les jeunes femmes. En aucun cas il n’envisage que ses relations avec elles prennent la forme commune et admise par la société, c’est-à-dire sortir, être en couple, voire plus si affinités. Non, il leur voue un culte au sens religieux du terme. Et, comme tout culte, il se pratique dans un espace particulier, avec musique et manipulation de différents objets sacralisés comme des reliques.
Jean de Dieu a le sens de la mise en scène, de la sacralisation. C’est avec soin qu’il met un ruban dans les cheveux de la future employée. Mais il ne s’arrête pas là et se livre à des agissements beaucoup plus curieux : une jeune adolescente en maillot de bain, allongée sur une table dans le salon, telle une offrande sacrificielle sur un autel, fait semblant de nager. À côté d’elle, Jean de Dieu le gourou se laisse emporter par de la musique classique qu’il diffuse à plein volume durant la cérémonie. Cette jeune adolescente sera conviée plus tard à une soirée encore plus étrange. Elle sera alors au centre d’une mise en scène des plus élaborées. Lors de cette soirée, tout est incroyablement précis. Le raffinement ne s’improvise pas. Tout est préparé : la tenue qu’elle devra mettre, ce qu’elle va manger et boire, le choix de la vaisselle, jusqu’au bain de lait dans lequel elle s‘immergera. Tout cela est un cérémonial comme qui semble hors du temps ; les agissements d’une secte secrète. Mais Monteiro, et c’est là son génie, a un sens de la dérision et du trivial génial, d’une drôlerie monumentale. Durant le déroulement de cette cérémonie, quelques accrocs rappellent que le monde extérieur existe bel et bien. Alors que nous sommes baignés dans la semi-clarté de l’appartement, que le temps semble s’être arrêté et que notre drôle d’individu s’apprête à rejoindre la salle de bain pour voir comment se porte la jeune fille, la sonnerie retentit à la porte. Ce n’est que sa voisine, bonne mère portugaise, qui demande s’il n’a pas du persil pour accompagner la morue… Jean de Dieu va dans sa cuisine et ramène un navet, à la grande stupéfaction de sa voisine, forcée d’accepter avant d’être gentiment mise à la porte… Le dandysme chez Monteiro est saupoudré d’une fine couche de burlesque absolument délicieuse.
Mais le monde et la loi ont une certaine conception de ce qu’est la morale. Et quand le père de la jeune fille prend connaissance des agissements de notre marchand de glaces, il n’hésite alors pas à faire justice lui-même et l’envoie à l’hôpital. Sortant de sa convalescence, Jean de Dieu retourne à son ancien appartement : il a été saccagé. Cette bulle hors du monde, véritable cocon aux agissements troubles, n’a donc pas pu tenir longtemps. La mise à distance du monde n’a été que temporaire. La société a eu le dernier mot.
Le dandy et les femmes
Assouvir son désir selon sa volonté à l’aide d’un cérémonial complexe et précis. Le dandy aime le mystère, le charme, ce qui est dissimulé. Pas étonnant alors que le narrateur d’Une sale histoire, film de Jean Eustache sorti en 1977, s’en prenne à la libération sexuelle. Celle-ci, en cherchant à revendiquer et à assumer le choix d’une sexualité libre, déballe sur la place publique ce qui était auparavant de l’ordre du privé. L’horreur, pour le narrateur, c’est qu’on ne peut dorénavant plus parler pendant cinq minutes avec une femme sans qu’elle ait déjà évoqué toutes ses perversions et la façon dont elle prend son pied. Il ne s’agit pas d’être chaste, bien au contraire : la dissimulation est pour le dandy le facteur érotique premier. En ce sens, il aime la parure, les gardes-robes complexes, le maquillage. C’est, selon lui, ce qui fait de la femme une déesse digne d’être désirée et admirée. L’acte sexuel lui-même n’est que secondaire. La libération sexuelle, c’est donc la fin de la distance sans laquelle aucun sentiment érotique n’est possible.
Notre narrateur raconte alors ce à quoi il a été réduit. Dans les toilettes pour dames d’un certain café parisien, on peut, en s’accroupissant d’une certaine façon, observer à travers un trou le sexe des femmes. Notre narrateur raconte comment cette pratique est devenue une dépendance. Il ne cherche plus à coucher avec des femmes, mais à voir leur sexe, à s’introduire dans le lieu d’une certaine intimité en acceptant de se livrer à un cérémonial. Voir sans être vu est le meilleur remède dans une époque où tout le monde parle de sa sexualité au même titre que du temps qu’il fait. Il a réussi à instaurer une distance sans laquelle il ne peut éprouver un quelconque plaisir. Comme il le dit lui-même, il ne s’agit pas d’« avoir » mais de « voir » les femmes. Quand il a envie d’en voir une, il l’emmène dans ce café, lui fait boire du thé…
Le dandy rejette la femme animale, primaire, c’est-à-dire la femelle, la mère. Il se refuse à considérer le sexe comme un besoin naturel, premier. Ce désir qu’il peut ressentir l’humilie car il le rattache à sa nature animale et donc à ses semblables qui sont tout juste bons à forniquer comme des bêtes. Pour les dandys de La Collectionneuse, Haydée est une fille affreusement naturelle, à la beauté simple, qui n’éprouve pas forcément le désir de s’épiler sous les bras. De plus, elle couche avec n’importe qui, avec des crétins. Il est alors impossible de l’idolâtrer, car une fille qui se donne à des gens communs ne peut être que commune. Mais Monteiro, dans La Comédie de Dieu, choisit des jeunes filles naturelles, mais seulement selon certains critères. La grâce naturelle n’est donnée aux jeunes filles que dans un laps de temps très court, allant de l’adolescence à la première grossesse. À l’instar de Baudelaire, cette fatalité de la maternité est vécue comme l’anéantissement de la grâce. Comme le remarque Alain Bergala, Monteiro choisit des filles du peuple qui portent sur leur visage le futur de leur condition, ce à quoi elles ne peuvent échapper : être mariée et mère. Monteiro les cueille dans ce laps de temps très court qui précède le moment fatal, ce à quoi leur classe sociale les prédestine. La distance n’est donc plus entre la parure et le naturel, mais entre l’obligation de tenir un rôle social et ces quelques instants où elles peuvent échapper à la fatalité de leur destin tragiquement banal. À l’instar d’un Rimbaud : « Ou bien je vois des femmes, avec les signes du bonheur, dont, moi, j’aurais pu faire de bonnes camarades, dévorées tout d’abord par des brutes sensibles comme des bûchers… »
L’échec du dandy
Mais si la distance entre le monde et le dandy se rapetisse à cause de la pression qu’exerce la société vis-à-vis de ceux qui souhaitent vivre en marge, cela peut aussi être le contraire. La fierté et l’orgueil de ne pas faire partie du monde peuvent aussi être un leurre de l’individu tentant de se convaincre qu’il n’est en aucun cas comme autrui, qu’il vaut mieux que les autres. Les prétentions du dandy sont telles qu’il lui est parfois impossible de les assumer. Mépriser à ce point le monde, se sentir supérieur, est une entreprise plus que complexe. Celui qui a de telles prétentions se doit d’être totalement irréprochable. Car si l’avis des autres ne l’intéresse nullement, il souhaite tout de même donner de lui une certaine image qui fasse sentir à autrui son insignifiance fondamentale. Il se doit de faire preuve d’une discipline de fer et ne pas déroger une seule seconde à sa règle. Car les autres, témoins du mépris qu’il leur jette d’un geste seigneurial au visage, sont à l’affût de la moindre faiblesse. Le dandy n’a pas le droit à l’erreur. Il juge mais se sait lui aussi jugé.
Dans La Collectionneuse, Daniel a finalement couché avec la jeune et nature Haydée, et Adrien, qui souhaitait faire le vide pendant son séjour, est en fait totalement obnubilé par elle, bien qu’ils prétendent tous les deux la considérer comme une moins que rien. Le problème est le suivant et pourrait se formuler ainsi : « Si Haydée est une collectionneuse d’hommes et si j’ai couché avec Haydée, je fais donc moi aussi partie de sa collection au même titre que n’importe lequel des petits crétins qui la sautent. Moi qui pensais être l’“unique”, loin d’un monde que je méprise, me voilà classé dans le même ensemble qu’un Charlie que j’ai pourtant chassé comme un malpropre. » Daniel et Adrien, nos deux dandys, vont alors chercher des excuses pour justifier leur faiblesse. Adrien, en voix off, dit avoir l’impression qu’Haydée est finalement une femme extraordinaire, calculatrice, cachant son jeu pour mieux obtenir ce qu’elle veut. C’est en ayant un tel raisonnement qu’il peut se pardonner d’être autant obnubilé par cette fille qu’il devrait en toute logique mépriser. Nous sommes en plein dans l’aveuglement rohmérien, ou comment un homme est amené à se mentir à lui-même afin de préserver son amour propre. Eux qui se prétendent au-dessus des autres ont pourtant craqué et ont été attirés par cette beauté qu’ils jugent commune. L’orgueil de Daniel en souffre. Sa morale est mise à mal. Le dandy n’est qu’un branleur prétentieux.
Le dandy dans Laura, film d’Otto Preminger réalisé en 1944, c’est Waldo Lydecker, le pygmalion de Laura. Vieil homme élégant, froid, sarcastique, ayant un langage et un débit d’une précision extrême, méticuleux et snob, raffiné, il méprise le monde entier. Mais ce mépris a un prix : la solitude morale et intellectuelle. Rencontrant Laura, jeune femme ambitieuse, il croit vivre une histoire particulière, forte, profonde, autour d’une amitié véritable célébrant la beauté et l’intelligence. Il idéalise totalement cette femme, la considérant comme son égale, ce qui n’est pas peu dire. Leur relation, à ses yeux, est comme un petit cocon hors de la vulgarité du monde. Laura n’est pas une femme ordinaire. Elle est de celles qui peuvent véritablement comprendre, goûter et apprécier les articles qu’il écrit. Le dandy a besoin d’un spectateur qu’il estime digne d’apprécier pleinement qui il est. Non pas une fille au hasard, mais une « élue », une créature qui se détache. Laura est cette élue. Mais elle ne répond pas ici à une attente, mais à un besoin. Car ce à quoi aspire le dandy est souvent un leurre, une vue de l’esprit mûrement fantasmée durant des heures de solitude forcée par un mépris qui a rendu la compagnie d’autrui de plus en plus intolérable. Le dandy s’aveugle inconsciemment et refuse de voir que cette femme certes pleine de charme et de qualités est une femme comme les autres, et que ses aspirations sont somme toute communes. Quand le dandy s’en rend compte, c’est comme s’il émergeait d’un songe doux et diffus pour se retrouver confronté à la nature humaine la plus convenue, la plus terre-à-terre. Il s’est trompé lui-même. Laura va peut-être se marier avec un individu non pas haïssable, méprisable, mais inférieur. La déesse s’abaisse. Cet objet d’adoration va se vautrer dans le commun. Parce qu’il a lui-même créé cette femme selon ses fantasmes, parce qu’il l’a fait naître, il préférera la tuer avant que le déshonneur soit complet.
Le dandy n’a que de rares passions, triées mais intenses, destructrices. Il en fait sa fierté. Il ne peut donc les voir tomber si bas. Il ne peut admettre qu’il se soit trompé et que sa vie entière n’a été qu’un vaste fantasme, qu’il n’a pas vécu une vie extraordinaire, qu’il n’a pas vécue tout court. Lorsque Laura, qu’il croit avoir tué, réapparaît à sa grand stupéfaction, Waldo Lydecker tombe littéralement dans les pommes, s’effondre. Cet homme glacial et méprisant, qui ne laissait rien transparaître de ses émotions, est tout à coup submergé ; et on peut le comprendre. Le masque tombe et sa fragilité éclate aux yeux de tous. Son émotivité contenue s’est répandue. C’est la fin, la mort.