Grand prix du jury au festival de Cannes en 1973 avec La Maman et la putain, Jean Eustache réalise l’année suivante Mes petites amoureuses, avant de définitivement prendre ses distances avec les circuits traditionnels de production. Jusqu’à sa mort tragique en 1981, le cinéaste ne réalisa plus qu’une poignée de courts et moyens métrages, conçus comme autant de réflexions sur la nature du cinéma, de l’image et de la parole. En parallèle à la rétrospective que lui consacre la Cinémathèque française, paraissent en DVD chez l’éditeur Potemkine deux de ces moyens métrages, Une sale histoire et Le Jardin des délices, accompagnés en bonus d’entretiens avec Jean Douchet et Gaspar Noé, ainsi qu’un court texte de Gabriela Trujillo.
Le théorique dans l’intime
Le Père Noël a les yeux bleus, La Maman et la putain ainsi que Mes petites amoureuses forment un triptyque autobiographique qui répond non pas au désir de simplement faire des films, mais à celui de se raconter, à ce besoin vital de se confronter à son passé, de le convoquer pour mieux le sauver ou l’exorciser. Avec cette trilogie et les quelques films documentaires qu’il met en scène à la fin des années 1960 et au début des années 1970, Jean Eustache réalise un genre d’À la recherche du temps perdu à lui. Mais une fois cette entreprise achevée, que faire ? Eustache considère après Mes petites amoureuses qu’il ne fera plus que ce qu’il appelle des « coups », c’est-à-dire des films, de fiction ou documentaires, conçus hors des circuits de production traditionnels et de la sacro-sainte exploitation en salle, afin de mieux poursuivre une voie qui lui est propre, sans avoir à se soucier du destin commercial de ses œuvres. Mais ce qui apparaît alors dans les différents « coups » qu’il fera jusqu’à sa mort tragique en 1981, c’est que pour un cinéaste ayant imbriqué comme peu l’ont fait sa vie et son œuvre, ses dernières productions dénotent une volonté de s’interroger d’un point de vue théorique sur la nature même du cinéma. Toutefois, ce qui s’apparente à une rupture, via la volonté de substituer la théorie à l’intime, n’est peut-être que la conséquence d’un ensemble d’interrogations qui ont émergé lors de la réalisation de ses films précédents, qu’ils soient autobiographiques ou non. Le son et l’image, la fiction et le documentaire, autant de pratiques, d’approches et de questionnements qui deviennent alors des sujets en soi.
C’est ainsi qu’il réalise, en 1977, Une sale histoire, film qui a la particularité de raconter deux fois la même chose, via deux volets différents, un volet documentaire et un volet fiction. Jean Eustache convoque dans un premier temps son ami Jean-Noël Picq qui, dans les conditions du cinéma direct, va raconter à quatre femmes réunies pour cette occasion une histoire qu’il dit avoir vécue, de façon à les faire réagir. Une fois cela fait et soigneusement enregistré, Eustache décide de retranscrire tout ce qui a été dit, des propos de Picq aux réactions de l’auditoire, et de faire réinterpréter cette scène directe et spontanée par des acteurs professionnels, dans le cadre d’un film de fiction. Enfin, pour rajouter encore à la confusion, le film est projeté à l’envers, puisque c’est d’abord la partie fictionnelle, dans laquelle Michael Lonsdale remplace Jean-Noël Picq, qui nous est proposée.
Si le procédé est original et intéressant d’un point de vue théorique, en cela qu’il fournit un ensemble de points d’accroche permettant d’interroger les notions de documentaire et de fiction, la nature de l’histoire que vont nous conter successivement Jean-Noël Picq et Michael Lonsdale ne manque pas de surprendre, de faire sourire ou de choquer. Il s’agit d’une anecdote que les personnages disent avoir vécue à un moment de leur vie, dans un café parisien dissimulant une particularité connue uniquement d’un petit cercle d’initiés. En effet, sur l’une des portes des toilettes pour femmes de ce café se situe un trou qui permet, en s’étant préalablement accroupi et en ayant disposé sa joue sur le sol, d’observer le sexe des femmes. Cette découverte se mue rapidement en un rituel addictif qui bouleverse la vie du narrateur et les conceptions qu’il pouvait se faire des attributs qui constituent la beauté de la femme et la nature du désir.
L’ouïe fine face au désir contrarié
Au début du film, c’est-à-dire au début de la partie fiction, un cinéaste interprété par Jean Douchet, qui fait doublon avec la présence d’Eustache dans le volet documentaire, demande à Michael Lonsdale de lui raconter à nouveau son histoire. Ce cinéaste pensait dans un premier temps s’accaparer le récit en question afin d’en faire un scénario. Mais devant son impuissance à transformer tout cela en projet de film, il dit préférer se contenter tout simplement d’entendre une nouvelle fois cette histoire de la bouche de celui qui l’a vécue. De ce fait, il avoue implicitement sa crainte que les images qu’il pourrait mettre en scène ne possèdent pas la même puissance évocatrice que les mots du conteur, et qu’un dispositif montrant les réactions d’un auditoire féminin en contrechamp ait plus d’intérêt que toutes les reconstitutions imaginables. Ainsi, les mots et le contexte dans lequel ils s’inscrivent posséderaient une puissance subversive supérieure au plan subjectif en contre-plongée du sexe d’une femme.
Cette histoire scabreuse fait écho au ton singulier et volontiers provocateur que l’on retrouve dans plusieurs scènes de La Maman et la putain, et dénote de la part d’Eustache ce goût ou cette volonté de rejeter la moindre tartufferie qui se refuserait à appeler un chat un chat. La révolution sexuelle était passée par là, mais ces personnages, bien qu’ayant pris le virage de ce bouleversement anthropologique, se détachent de leur époque en mêlant à un vocabulaire particulièrement cru une langue somme toute délicate, travaillée et parfois désuète, à l’image du vouvoiement qu’instaurent les amants entre eux. En aucun cas il ne s’agit de faire coïncider l’assouplissement des mœurs avec un relâchement des formes. À l’instar des écrits du Marquis de Sade, il y a dans Une sale histoire quelque chose de jouissif et d’hilarant à voir ces deux individus raffinés, aux manières de dandys snobs et un peu pédant, raconter une telle histoire et s’approprier un tel vocabulaire ; ou quand le maniérisme de la forme est au service de ce que certains pourraient considérer comme un simple voyeurisme sordide.
D’où le fait que, comme dans La Maman et la putain, Une sale histoire apparaît par certains aspects comme une critique faite à l’esprit issu de Mai 68. Cependant, cette critique ne se fait pas contre le désir, mais au nom d’un désir contrarié par une prétendue libération. Pour le personnage incarné par le binôme Picq/Lonsdale, les femmes de cette époque ont à son goût la fâcheuse tendance à rapidement évoquer dans le fil de la conversation leurs désirs et perversions. Cette façon de mettre ce genre de sujet sur la table le plus naturellement du monde est loin de stimuler sa libido, bien au contraire. Car c’est au fond l’acceptation de ce naturel qui le dérange, et auquel il tente de s’opposer en faisant en sorte de leur « rappeler à chaque instant que c’est un péché pour pouvoir jouir un peu, sinon elles font ça comme une hygiène, et moi l’hygiène ça m’emmerde ! » Finalement la libération sexuelle apparaît comme une banalisation de la sexualité, là où un fond de culture judéo-chrétienne avait érigé un certain nombre d’interdits qui avaient pour effet de sacraliser et de susciter une excitation née d’un désir de transgression. L’imagination, le fantasme et son récit ont finalement disparu, ce qui était voilé apparaît au grand jour, et seul celui qui s’accroupit à la porte des toilettes pour femmes peut espérer jouir du et grâce au dévoilement. C’est uniquement via cet acte qu’il pourra ériger un nouveau système de valeurs à même de le stimuler, à une époque où beaucoup considèrent que l’absence de valeurs est justement ce qui libère l’individu. Le voyeur apparaît alors comme quelqu’un qui se détache d’une société qu’il juge permissive, pour mieux chercher dans les interstices une place qui lui permettra de se réapproprier sa jouissance, dût-elle passer uniquement par le regard.
Le Jardin des délices
Plus qu’un bonus, un autre film d’Eustache nous est offert en complément. Intitulé Le Jardin des délices de Jérôme Bosch, il s’agit d’un documentaire réalisé en 1980 pour la télévision française, dans le cadre d’une série d’émissions intitulée Les Enthousiastes. Bien qu’œuvrant au sein d’un cadre particulier, Eustache reconduit quasiment à l’identique la scénographie proposée dans Une sale histoire, puisque c’est à nouveau Jean-Noël Picq qui, assis dans un salon face à trois personnes, décrit et commente une reproduction du Jardin des délices de Jérôme Bosch qu’il tient dans ses mains. Comme dans Une sale histoire, c’est encore une fois la parole qui crée l’action, de par la nature des propos qui sont tenus et via la réaction de l’auditoire qui au fur et à mesure que les minutes passent commence à interagir avec Jean-Noël Picq. Face à ce triptyque, son attention est centrée quasi exclusivement sur la partie du volet consacrée à l’Enfer. Il y remarque notamment que les individus tombés en enfer, et qui y subissent les derniers outrages, n’affichent pas d’expressions de souffrances, tout au plus semblent-ils indisposés. Il y remarque aussi le rôle, dans ce qui est censé être des supplices, que tiennent les emboîtements, via ce qui entre et sort de la peau ou des orifices, alors que n’apparaissent jamais clairement les sexes qui différencieraient les hommes des femmes. Dans ce curieux enfer sans sexe défini, ce sont donc les autres orifices que l’on stimule. Et entre la descente aux toilettes effectuée dans Une sale histoire, et l’observation des démons et pécheurs descendus eux aux enfers dans la peinture de Bosch, il s’agit à chaque fois de prendre le risque de l’avilissement pour mieux pénétrer au sein de l’antre dans laquelle on jouit de l’œil et de l’oreille.