Contrairement à d’autres icônes de la musique contemporaine comme Björk ou Lana Del Rey, dont les vidéos font preuve d’une certaine unité plastique, il est difficile de réduire les clips du rappeur américain Kanye West à quelques traits caractéristiques. Étalée sur près de deux décennies, sa vidéographie est à l’image de sa musique : hétéroclite et profondément instable, sa diversité provient avant tout du nombre important de signatures, d’influences, de styles et d’obsessions qui la composent. Car pour le rappeur et ses fidèles collaborateurs (à la réalisation : Chris Milk, Hype Williams, Nabil Elderkin ou Spike Jonze), rien ne semble jamais vraiment figé dans le marbre : non seulement les propositions visuelles varient d’un morceau à un autre, mais la place qu’y tient la figure de West évolue tout autant. Il est pourtant possible de déceler, au fil des années, une véritable trajectoire figurative, voire un récit iconographique à part entière, dans le rapport que Kanye entretient aux images en général et à la sienne en particulier.
Briser le cadre
C’est que se construire en tant qu’icône populaire implique d’abord de se mettre en scène pour donner corps à sa production musicale, d’incarner la musique afin de rendre visible ce qui s’écoute uniquement. Conscient de cet enjeu, Kanye West réalise lui-même l’un de ses premiers clips (en coréalisation avec Chris Milk), celui de « All Falls Down », sorti en 2004, dans lequel le regard du rappeur se confond avec celui d’une caméra suivant une jeune femme dans les couloirs d’un aéroport. Kanye apparaît une première fois par le truchement d’un reflet sur la vitre d’une voiture, puis, un peu plus tard, se retrouve face à un grand miroir. Quand le rappeur se frotte les yeux devant la glace, la mise au point se règle en même temps qu’il exécute son geste, par mimétisme perceptif, de sorte que l’ensemble du clip semble avant tout témoigner de la façon dont l’artiste se regarde lui-même. Ce que corroborent les paroles du morceau (« Man, I promise, I’m so self-conscious ») autant que la fin du clip, lorsque le corps de Kanye passe au scanner avant de se refléter dans les lunettes de sa compagne. On assiste ainsi, dès les débuts de sa vidéographie, à une réflexion (dans tous les sens du terme) du rappeur sur sa propre figure : désireux de passer du côté des icônes, Kanye West doit se confronter d’emblée à son propre reflet, au risque de ne devenir, à son tour, qu’une image.
Plusieurs années après « All Falls Down », Kanye West apparaît dans deux clips qui s’inscrivent dans la même dynamique, en ce qu’ils prennent la mesure d’un possible emprisonnement à l’intérieur des images. Le premier sort en 2008 : il s’agit du clip de « Love Lockdown », dans lequel Kanye est enfermé dans un appartement d’un blanc immaculé où surgissent des guerriers participant à une célébration dansante et colorée. Vecteurs de mouvements, ces derniers rompent l’inertie du rappeur lorsque l’un de guerrier se met à déborder le cadre, initialement enserré par deux très larges bandes noires. On discerne déjà une première nuance dans la relation qu’entretient le rappeur avec ses propres clips : si l’image emprisonne et met littéralement « en boîte » celui qui s’y trouve piégé, un débordement peut à tout moment rompre cette dimension carcérale. Quelques mois après le clip de « Love Lockdown » sort celui de « Welcome to Heartbreak », dans lequel Kanye West reprend cette idée en ayant recours à la compression vidéo. Le datamoshing tend en effet à cantonner les corps filmés à leur « matière image » : au début du clip, le visage de Kanye apparaît au gré de flashs photographiques tandis qu’à la fin, ses pas de danses reproduisent les chronophotographies d’Étienne-Jules Marey. Dans le même temps, ce sont les mouvements du chanteur qui modifient l’image et la reconfigurent. Ici, un geste de bras précède une coupe, là, le défilement d’un visage d’un bout à l’autre du cadre fait office de volet : la compression permet d’effectuer des transitions suivant un principe de fluidité et d’entrelacement, voire, dans ce cas de figure, de donner au corps filmé le pouvoir de modifier de ses mains la surface de l’image. Une dynamique synthétisée en un raccord, au moment où un geste effectué par Kid Cudi – ici en featuring – fait mine de briser l’écran, avant que le visage de Kanye n’apparaisse à l’intérieur d’un nouveau format (en écho au débordement du guerrier de « Love Lockdown »). Le clip met ainsi en scène la dissolution de l’icône dans l’image, puis sa tentative de reprendre le contrôle sur son double pictural. Une duplicité rejouée à l’échelle thématique entre le titre, synonyme d’une rupture (« Welcome to Heartbreak »), et les paroles du morceau, évoquant des visions qui ne cesseraient de hanter l’interprète (notamment le refrain : « And my head keeps spinning / Can’t stop having these visions / I gotta get with it »).
À la fin des années 2000, le rappeur entretient de fait une relation encore conflictuelle avec les images. Connu pour ses frasques médiatiques, son image commence à prendre le dessus, et sa figure dépasse de loin le seul champ du rap. De nombreux clips montrent à cette période Kanye se transformer en image : dans « Stronger », il est passé au scanner au sein d’un décor numérisé, tandis que le clip de « Can’t Tell me Nothing » le voit danser dans de la fumée colorée, avant de ne faire plus qu’un avec le soleil, au centre d’un halo lumineux. À la manière de la femme pourchassée dans le clip de « Coldest Winter », rattrapée à la fin par des mains géantes qui l’emportent dans la brume, Kanye semble se fondre chaque fois un peu plus dans les images.
Icône un jour…
C’est à partir des clips accompagnant la sortie de My Beautiful Dark Twisted Fantasy en 2010 que Kanye West paraît accepter son sort, à savoir de n’être plus qu’une icône. Mais plutôt que d’envisager ce nouveau statut comme une malédiction avec laquelle il faudrait se battre, le rappeur va commencer à en jouer, en forçant le trait pour retourner la sacralisation des icônes à son avantage. Le clip de « Power » en témoigne : le rappeur y apparaît à la manière d’une divinité, entouré de colonnes et de nymphes, dans une forme d’ego-trip définitif. La vidéo se cantonne d’ailleurs quasiment à cette seule vision sacralisante, la composition symétrique et le travelling arrière depuis le visage du rappeur participant à faire de la figure de Kanye l’épicentre de sa propre mise en scène (jusqu’à s’envisager à la troisième personne : « I embody every characteristic of the egotistic / He knows he’s so fuckin’ gifted »). Une dynamique que prolonge le clip de « Ni**as in Paris », exclusivement constitué de vidéos enregistrées lors d’un concert donné avec Jay‑Z à Paris. Il ne semble alors même plus nécessaire de filmer autre chose que ce que Kanye incarne d’ores et déjà : une idole adulée des foules. Cette période marque la prise de pouvoir du rappeur sur son image, qu’il domine désormais. En écho à celui de « All Falls Down », évoqué au début de ce texte, le clip de « Lost in the World » montre Kanye marcher sur un sol en miroir : le rappeur ne fait plus face à son reflet, il lui marche dessus. Dans « All of the Lights », le rappeur se tient de la même façon sur le toit d’une voiture de police et ses gyrophares. Lors des nombreux plans de coupes où apparaissent ses collaborateurs (Rihanna et Kid Cudi), la lumière se dirige d’ailleurs autant vers les icônes qu’en direction du spectateur : la source lumineuse placée dans le dos des interprètes vient former une auréole et nous éblouit de son aura, comme si au fond les chanteurs étaient eux-mêmes devenus des sources lumineuses. On retrouve cette idée dans le clip de « Famous », dans lequel sont filmées des répliques de célébrités dénudées, endormies dans le même lit (Bush, Trump, Rihanna, Chris Brown, Taylor Swift, etc.). Le morceau-titre ne couvre qu’une partie mineure du clip : le reste du temps, la caméra s’affaire en silence au plus près de figures plus vraies que nature, en mimant le style d’un dérangeant found footage. À l’échelle de la vidéographie du rappeur, le grand intérêt de la vidéo réside moins dans ces images provocantes que dans celles qui les bordent. Le clip s’ouvre sur un paysage ensoleillé. La caméra effectue un mouvement descendant, s’engouffre dans les nuages avant d’arriver près du lit. La fin de la vidéo suit le cheminement inverse : la caméra s’extrait du lit, s’élève dans les airs puis montre le soleil formant un halo de lumière (« Put one up in the sky / The sun is in my eyes »). L’alternance entre ces deux strates (le ciel et le lit) semble dès lors indiquer que l’icône, pour pleinement devenir une source de lumière comme dans « All of the Lights », doit accepter l’envers de sa popularité, c’est-à-dire accueillir les images intrusives et « sales » (en basse résolution) qui s’immiscent au plus près de son corps.
… icône toujours
La mise à nu et l’intégration de sa vie privée dans ses propres clips constitue justement la dernière « étape » dans la vidéographie de Kanye West, synonyme d’un passage complet et définitif du côté des icônes. Si, parmi ses dernières vidéos, le clip de « Black Skinhead » montrait déjà le rappeur n’être plus que l’image de lui-même (un corps numérique en forme d’avatar de jeu vidéo), celui de « Bound 2 » – peut-être l’un de ses plus marquants – est à ce sujet encore plus passionnant. Après une ouverture sur une série de plans animés qui n’ont rien à envier à des fonds d’écran ou des posters de (très) mauvais goût, le rappeur apparaît par l’entremise d’une rétroprojection volontairement grossière, sur une moto qu’il fait à peine mine de conduire. L’imagerie convoquée est éminemment risible, et la crédibilité de l’incrustation mise de côté. C’est que l’objectif du clip est bien de montrer ces images en tant qu’images, à la fois par la vulgarité de leur intégration et par la banalité de ce qu’elles représentent. Dans « Bound 2 », Kanye traverse un monde de chimères, de faux-semblants et de photos retouchées, celui-là même qui a vu naître sa femme, Kim Kardashian, sur le plan médiatique. Cette dernière apparaît elle aussi en tant qu’image, posant dans l’ombre en adoptant une position lascive, comme dans un spot publicitaire. Dans cette dynamique, les raccords liant le regard d’un Kanye enamouré à sa muse, sexualisée à outrance, se révèlent d’une importance capitale : le rappeur sait qu’il est tombé amoureux d’une image, il le montre et met en scène son coup de foudre pictural (« Close your eyes and let the word paint a thousand pictures »). D’où l’évidence même de ce clip : il fallait, pour sceller l’union entre deux icônes de leur temps, en passer par des images. Et pas n’importe lesquelles : des images génériques de l’imaginaire américain (les montagnes, les forêts de conifères, Monument Valley, un aigle, des chevaux au ralenti, etc.), ici retournées comme un gant au service de ce que le pays a engendré de pire (ou de meilleur, c’est selon) : des icônes à l’intérieur d’images fausses, des simulacres de simulacres, se plaisant à vivre dans un fond d’écran Apple.
Après « Bound 2 », le rappeur filmera les premiers pas de sa fille dans le clip de « Only One », tournera avec son père pour « Follow God », puis réalisera une vidéo avec toute sa famille pour le clip de « Closed on Sunday » – accessoirement vitrine pour sa marque de vêtement. Kanye West est en quelque sorte devenu son premier mannequin, et sa vie personnelle ainsi que celle de sa famille un clip à part entière. Sa reconversion rocambolesque en rappeur évangéliste ou sa récente campagne présidentielle en témoignent. D’abord en conflit avec une image carcérale, après avoir ensuite tenté de la retourner à son avantage pour en faire un motif d’empowerment au service d’un ego-trip extravagant, le voilà arrivé à un point terminal, pris au piège à son propre jeu. Que faire, dès lors, après être passé par toutes les strates de l’image ? Peut-être se fondre dans le maelstrom pictural de son temps : pourquoi pas celui qui compose son dernier clip à ce jour, « Wash Us in the Blood », dans lequel le rappeur apparaît comme une figure parmi d’autres, un fragment à l’intérieur d’un corpus qui le dépasse et dont il n’est plus le seul et unique centre d’attention. Devenir une simple image pour s’extraire de son statut d’icône ; c’est une voie que pourrait possiblement prendre sa vidéographie. Mais avec Kanye, rien n’est moins sûr.